Disparues


Numéro 4 - Le télétravail ! Encore ?

Gérard Valenduc

Editorial -1996


Résumé
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  Résumé

Eh oui, consacrer au télétravail un numéro entier d'une revue scientifique n'est pas une sinécure. Car une revue scientifique se doit de renouveler l'analyse, de l'étayer par une solide approche empirique, de faire un bilan sans complaisance des mythes ou des idées reçues, de tracer des pistes pour une meilleure compréhension des perspectives d'avenir. Il lui faut aussi se démarquer du ton tantôt programmatique, tantôt volontariste, tantôt triomphaliste qui caractérise les documents de type politique, comme les livres blancs et livres verts de la Commission européenne. La promotion du télétravail constitue en effet un élément important des politiques européennes de télécommunication, de croissance et d'emploi. Une revue scientifique doit enfin adopter un mode d'investigation qui se distingue du reportage journalistique sur les nouvelles expériences de travail à distance, car le télétravail est aujourd'hui dans les kiosques, notamment à travers un magazine grand public qui porte ce titre.

La présente livraison de Technologies de l'information et société tente de relever ces défis, en projetant sur le télétravail quatre éclairages particuliers, qui mettent bien en relief les évolutions récentes.

L'article de Carré et Craipeau met l'accent sur l'émergence du télétravail mobile et situe les diverses formes de travail à distance parmi les stratégies entrepreneuriales en matière d'organisation et de coordination des tâches, de délocalisation et d'externalisation des activités. Cette thèse se rapproche de celle de Di Martino, pour qui les développements actuels du télétravail constituent un aspect significatif des politiques de flexibilité sur le marché du travail. Mais il s'agit d'une flexibilité négociable, car elle comporte des opportunités et des risques aussi bien pour les employeurs que pour les employés et elle peut ouvrir le champ à de nouveaux compromis dans les relations collectives de travail. L'article de Vedel, qui s'appuie sur une enquête d'opinion réalisée en France, montre que le télétravail est aujourd'hui bien accepté, même si il est peu demandé ; il explique quels sont les facteurs sociaux qui influencent les perceptions positives en termes de temps choisi, de renouvellement des réseaux de relations ou d'opportunités d'insertion professionnelle. Ce sont des perceptions positives assez semblables qui constituent le substrat de l'article de Massé, Lapointe et Beaudoin, mais ceux-ci situent le télétravail dans une autre optique ; ils s'intéressent à une problématique bien particulière sur le marché du travail : la situation des travailleurs en fin de carrière, qui présentent des incapacités liées à leur âge ou à leur santé. Une enquête effectuée au Canada montre comment le télétravail peut aider à garantir non seulement l'emploi, mais également le développement professionnel de ce public cible bien spécifique.

Ce premier aperçu des quatre articles révèle un constat unanime : le télétravail de la fin des années 90 n'est plus celui du début des années 80. Est-ce dû à l'évolution rapide des performances des technologies de l'information et de la communication au cours des quinze dernières années ? Ce n'est visiblement pas la réponse des auteurs des articles. Pour eux, le télétravail est avant tout une question de choix organisationnels. Et ce n'est pas par dédain pour la chose technique : ce sont en effet les auteurs qui identifient le plus clairement un domaine d'innovation - Carré et Craipeau avec les télécommunications mobiles - qui montrent le mieux comment les stratégies entrepreneuriales jouent un rôle déterminant dans la diversification des formes de télétravail. Le télétravail d'aujourd'hui n'est pourtant pas totalement étranger à celui d'hier. A l'analyse, les liens de filiation sont plus étroits qu'il n'y paraît.

Ainsi, les politiques d'aménagement du territoire constituaient naguère une opportunité privilégiée pour la promotion du télétravail : développement de télécentres dans les banlieues ou les zones rurales, réalisation d'économies dans les transports et dans l'immobilier, revitalisation des zones défavorisées. On sait aujourd'hui que ces objectifs n'ont pas été atteints : malgré quelques expériences positives ça et là en Europe, on est resté loin du « seuil critique », pour reprendre l'expression de Di Martino. De plus, comme le souligne Vedel, le télétravail n'est pas vraiment perçu comme une manière de « vivre et travailler au pays ». Pour Carré et Craipeau, il y a eu changement d'acteurs et changement de stratégie dans la promotion du télétravail : ce sont les entreprises qui prennent aujourd'hui l'initiative, et non plus les agences publiques d'aménagement du territoire et les collectivités locales. De plus, les formes les plus récentes de télétravail mobile annoncent une « déterritorialisation » du travail, plutôt qu'un recentrage sur les spécificités du territoire. Mais s'agit-il réellement d'un changement de stratégie, ou n'est-ce que l'expression d'un bouleversement des rapports de forces entre acteurs privés et publics ? La préoccupation en faveur de l'aménagement du territoire n'a en effet pas disparu. Elle prend aujourd'hui d'autres formes : l'aide aux entreprises par exemple - les téléports sont plus à la mode que les télécentres - ou encore l'argument environnemental. Ce dernier aspect est de plus en plus présent dans les débats sur le télétravail, qui requièrent un autre type d'approche : il faudrait alors construire un « écobilan » du télétravail et affronter la question complexe de l'interaction entre télécommunications et transports, qui dépasse largement le cadre de ce numéro.

Un second objectif récurrent des stratégies de promotion du télétravail concerne les « groupes cibles ». Le télétravail des années 80 s'adressait à des catégories de travailleurs relativement bien ciblées, soit pour corriger des situations de marginalisation sur le marché du travail - les travailleurs handicapés - soit en fonction de critères géographiques - les zones rurales - ou encore, d'une manière plus pernicieuse, pour « renvoyer les femmes à la maison » en leur assignant un télétravail à temps partiel, avec des horaires flexibles et un salaire aux pièces. Seul le premier de ces objectifs a connu une relative réussite. On notera cyniquement que les inégalités régionales et les inégalités entre hommes et femmes ont trouvé entre temps des instruments bien plus efficaces que le télétravail pour se développer. Aujourd'hui, l'intérêt pour le télétravail est beaucoup plus large, comme le suggère Vedel, et ses formes d'organisation concernent presque tous les salariés, au moins pour une partie de leur temps de travail, comme l'indiquent Carré et Craipeau. La question des « groupes cibles » n'a cependant pas disparu ; Massé et ses collègues lui donnent un sens nouveau, avec leur enquête sur les personnes souffrant d'incapacités légères liées à leur âge ou à leur santé - il s'agit d'une catégorie numériquement bien plus importante que les handicapés. Personne n'ignore aujourd'hui qu'avec le vieillissement général de la population, la gestion des fins de carrière devient un jeu important dans les politiques de personnel au sein des entreprises. Bien que l'enquête canadienne ait des objectifs très modestes, elle n'en soulève pas moins une question intéressante : le télétravail est-il une forme d'organisation susceptible d'apporter une réponse socialement positive à la conciliation des intérêts individuels et des intérêts collectifs en fin de carrière ?

On retrouve cette question des intérêts individuels et collectifs dans le troisième objectif récurrent des politiques de promotion du télétravail : la flexibilité. Quand Di Martino fait le point sur la diversification des formes de flexibilité du travail liées aux technologies de la communication, il indique également que certaines expériences nouvelles jouent sur deux registres du discours politique : celui de la flexibilité et celui de la solidarité. Est-ce cela qui permet un renouveau des accords négociés sur le télétravail ? Le lecteur ne manquera pas de mettre en parallèle l'analyse que fait Di Martino du changement d'attitude à l'égard du télétravail dans les relations industrielles au niveau européen et l'interprétation que propose Vedel au sujet des perceptions différenciées du télétravail selon les sensibilités syndicales et politiques en France. Mais il ne faut pas perdre de vue que la flexibilité d'aujourd'hui est quelque peu différente de celle d'hier ; elle prend les contours du télétravail mobile chez Carré et Craipeau, du « lieu de travail flexible » chez Di Martino.

Au delà de cette dialectique du changement et de la continuité, une distinction plus générale traverse tous les articles. Il y a d'une part des formes individualisées de télétravail, qui sont des arrangements sur mesure en réponse à des demandes personnelles, quand elles rencontrent les besoins de l'entreprise. Il y a d'autre part des changements structurels dans l'organisation de l'activité économique, qui bouleversent les rapports entre le travail, le temps et l'espace.

Entre arrangement et bouleversement : telle est l'ambivalence créatrice du télétravail. Créatrice parce que, malgré tout ce qui a déjà été écrit, le sujet n'est pas clos. La lecture des articles de ce numéro soulève ainsi quelques nouvelles interrogations, qui sont autant d'axes de recherche à explorer. Le télétravail peut-il devenir un instrument des politiques environnementales ? Le télétravail peut-il aider à mettre en œuvre certaines politiques sociales, notamment dans la réinsertion professionnelle et dans la prévention des exclusions ? Le télétravail permet-il de développer des formes de « flexibilité anthropocentrique » centrées sur la qualité de la vie et bien différentes de celles qui sont imposées par les exigences de compétitivité et de la performance ? Quand le feu d'une option technologique menace de s'éteindre, il faut l'alimenter du menu bois des controverses...

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