Disparues


Numéro 2 - La communication mobile

Isabelle Pailliart

Editorial -1996


Résumé
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  Résumé

Le secteur des télécommunications connaît une croissance qui ne peut que se renforcer dans les prochaines années, d'une part grâce au développement du téléphone dans de nouvelles zones géographiques et à l'accroissement de son usage, d'autre part grâce à la création de nouveaux services dont ceux de la téléphonie mobile. C'est sur cette dernière technique que sont centrées les analyses proposées dans ce numéro. Les articles, tous développés à partir d'une observation de pratiques et de stratégies, confèrent à la publication une tonalité spécifique. Ainsi, l'analyse de l'offre n'est pas traitée sous l'angle des prescriptions d'usages formulées par les opérateurs ou de l'évolution des politiques publiques, tant au niveau national qu'européen, ou encore de l'imaginaire technique. L'accent est mis sur les pratiques et sur les stratégies qui conduisent, par exemple, tel acteur à être présent dans le secteur : continuité avec des savoir-faire préexistants, rapidité d'acquisition des connaissances dans ce domaine, palier d'entrée dans un secteur rentable à plus long terme. Dans tous les cas, les auteurs, s'ils situent bien la téléphonie mobile dans l'ensemble des innovations techniques, partagent l'idée que cette technique dispose d'une spécificité, rejoignant en cela l'analyse de Guillaume (1994) lorsqu'il identifie les cinq caractéristiques des systèmes mobiles.

Codjo montre d'abord l'importance qu'il convient d'accorder aux cultures et aux savoir-faire des opérateurs : la connaissance de ces éléments permet d'expliquer leur présence dans tel ou tel secteur. La place obtenue par le groupe Bouygues en tant que troisième opérateur d'exploitation de réseau mobile en France rappelle que ce n'est pas essentiellement l'ouverture d'un nouveau marché, et les retombées économiques envisagées, qui conditionnent l'entrée de tel ou tel acteur dans le domaine des communications mobiles. C'est plutôt la possibilité de valorisation de ressources et de compétences qu'offre ce marché qui motive la décision de prendre part à de telles activités. En cela, un tel type d'analyse confirme les résultats des travaux menés sur les stratégies des opérateurs en matière de réseaux câblés et plus particulièrement sur la présence d'opérateurs de services urbains, à première vue éloignés de la gestion du câble. Le chercheur insiste sur le fait que la capacité à accumuler des savoir-faire et à en acquérir de nouveaux - par la signature d'alliances et le choix de partenaires - constitue un atout essentiel pour un industriel, lorsqu'il se développe dans un nouveau secteur. Codjo affine cependant l'analyse en distinguant deux types de compétences : les compétences opérationnelles et les compétences organisationnelles. En particulier, il met en évidence l'importance que revêt la notion de proximité sectorielle dans la mobilisation des ressources et des compétences. L'analyse permet du même coup de souligner que le point faible de l'opérateur réside dans la gestion et la commercialisation d'un réseau de radiocommunication à destination du grand public.

Le deuxième point traité consiste à cerner la manière dont les communications mobiles participent à la mutation des pratiques professionnelles et à la réorganisation du travail au sein des entreprises. Les techniques mobiles accompagnent la gestion des relations de l'entreprise avec l'extérieur - les clients et les fournisseurs en particulier. Elles reconstruisent l'organisation spatiale et temporelle, dans la planification des agendas par exemple, dont se dotent les entreprises. Elles favorisent ainsi la mise en place d'une nouvelle rationalité technico-organisationnelle en réintroduisant notamment les cadres dans un processus décisionnel dont ils risquaient d'être tenus à l'écart du fait de leur éloignement, comme le signale l'article écrit par Mayère et alii. Dans des configurations professionnelles menacées par des risques de dispersion, l'usage des techniques mobiles de communication réintroduit une forme de « disponibilité » des utilisateurs à l'égard des finalités de l'entreprise.

Ainsi, les configurations organisationnelles semblent-elles affectées par les techniques mobiles de communication à plusieurs niveaux : la mise en réseau du travail, l'intégration des outils mobiles de communication dans l'ensemble du dispositif technologique des entreprises, la reconfiguration des postes de travail et des tâches, la relation entre le travail collectif et le travail individuel.

A cet égard, Raymond analyse la manière dont les techniques mobiles de communication conduisent à l'émergence, dans le secteur du bâtiment, de nouvelles qualifications et aboutissent finalement à une redistribution des rôles. L'importance accordée aux échanges professionnels nécessite une maîtrise spécifique des situations de collaboration et de transmission d'informations. En outre, c'est la totalité du collectif de travail qui est affectée par l'introduction des techniques mobiles, même lorsque l'utilisation de ces dernières est limitée à un nombre restreint d'usagers. L'exemple du secteur du bâtiment prouve, de cette manière, que si les techniques mobiles ne sont pas à l'origine de transformations professionnelles directes et immédiates, leur mise en œuvre engendre un réajustement des compétences et des relations professionnelles. En d'autres termes, aucun niveau n'est à l'écart de la recomposition professionnelle qu'elles entraînent, même si leur utilisation reste, dans un premier temps, cantonnée à un seul secteur.

Les techniques mobiles de communication aiguisent également les interactions entre les espaces public, professionnel et domestique. Plutôt que de provoquer une forme d'indifférenciation spatiale par le fait que l'utilisateur peut être appelé en tout lieu, elles entraînent une surabondance de lieux et de comportements et induisent une compétence supplémentaire, celle qui consiste à gérer la diversité des lieux d'appels. En cela, elles s'insèrent d'abord dans les transformations spatiales que connaissent les entreprises à l'heure actuelle.

L'évolution de l'organisation du travail laisse place à des exigences qui misent sur les capacités de réactivité immédiate des utilisateurs face à l'imprévu ou à l'urgence, sur leur autonomie et sur leur disponibilité à l'égard des contraintes professionnelles. Le contexte général de concurrence conduit les responsables d'entreprises à intégrer dans leurs discours et dans leurs pratiques les notions de flexibilité, de rapidité d'intervention, de qualité de la relation avec la clientèle, de suivi de la maintenance. En ce sens, les outils mobiles offrent une réponse technique à des exigences économiques difficilement maîtrisables et deviennent

« [...] à la fois signification concrète et désignation métaphorique, caractérisation technologique et injonction sociale (Moeglin, Brulois et Carré, 1995, p. 174) ».

Ces éléments, on le sait, s'inscrivent dans une transformation des formes d'organisation du travail : ils mettent aussi en évidence une tendance générale à

« l'accentuation des activités de contrôle, de surveillance de l'activité de travail et même de la vie privée (Miège, 1996) »

du salarié qui se traduit, en particulier, par le renforcement du lien entre lui et l'entreprise. En cela, les techniques mobiles permettent l'extension des exigences professionnelles à la sphère privée et conduisent l'utilisateur à se doter de dispositifs techniques de filtrage. Il s'agit de protections que dresse l'utilisateur à l'encontre d'un empiétement massif et généralisé des impératifs professionnels, jusqu'à présent cantonnés majoritairement à l'espace de l'entreprise. Jauréguiberry identifie ainsi trois types de conduite - le refus, la fuite en avant, la ruse - déterminés par la volonté de maintenir une sphère familiale à l'écart des enjeux professionnels. Il ne convient pas de considérer ces pratiques comme passagères ou liées à des individualités irréductibles. Les démarches qui visent à réduire l'emprise du travail dans les activités sociales et domestiques s'inscrivent dans une « autolimitation consciente du domaine réservé à la production et au travail », manière de « désenchanter le travail » (Méda, 1995, p. 301). En effet, l'extension du travail à des espaces ou à des temps jusqu'à présent « non productifs » (comme les déplacements) pose de nouveaux problèmes : Jauréguiberry souligne par exemple la nécessité d'instaurer un « droit à la déconnexion » ; d'autres insistent sur la redéfinition précise de ces nouvelles astreintes qu'engendrent les techniques mobiles.

Si les frontières spatiales et temporelles qui formaient de nettes séparations entre les activités professionnelles et les activités privées s'estompent - au profit de nouvelles délimitations - si l'utilisateur vit un entremêlement de temps et d'espaces, cela ne signifie pas pour autant que l'insertion sociale des nouvelles techniques se réalise de manière indifférenciée dans les sphères professionnelle et domestique. Carré insiste sur les spécificités du domaine professionnel et s'interroge sur les modalités de transformation d'une innovation en système technique. Il identifie ainsi les principales étapes qui conduisent à la démultiplication de l'usage de la téléphonie mobile dans l'ensemble de l'entreprise dont l'une des caractéristiques réside dans l'aspect éminemment collectif du travail.

On le voit, les techniques mobiles de communication amènent le chercheur à analyser les conditions de leur intégration dans la sphère professionnelle, et plus particulièrement dans leur relation avec les pratiques professionnelles. En cela, elles ouvrent un terrain de recherche certainement fertile et jusqu'à présent peu étudié. Pour certains observateurs, les techniques mobiles ne sont qu'une première étape vers des évolutions plus significatives que sont les bureaux portables, annonciateurs d'une déterritorialisation de l'ensemble des activités professionnelles. Pour d'autres, ce sont plus généralement les rapports du travail au temps et à l'espace qui subissent, par les techniques mobiles, d'intenses modifications entraînant, par exemple, une réévaluation des notions de partage ou d'aménagement du temps de travail qui, du coup, peuvent paraître obsolètes avant même d'avoir été appliquées. Dans tous les cas, les techniques mobiles de communication agissent dans deux directions : elles offrent à l'exercice professionnel les conditions lui permettant de maîtriser ces évolutions (d'ordre spatial et temporel) ; elles se présentent aussi comme des éléments de renforcement de nouvelles normes professionnelles.

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