Disparues


Numéro 2 - Vers la convergence des systèmes de communication ?

Gaëtan Tremblay et Jean-Guy Lacroix

Editorial -1995


Résumé
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  Résumé

Internet, le modèle de référence en matière d'autoroutes de l'information, a connu un développement fulgurant au cours des dernières années. On estime qu'il relie quelques milliers de réseaux différents, plus de deux millions d'ordinateurs et trente millions d'usagers dans quelque cinquante pays. Qui plus est, son rythme de croissance avoisine les 20% par mois ! Un succès indéniable et fulgurant. A tel point qu'il connaît fréquemment des problèmes de surcharge. Les usagers s'en servent pour consulter les innombrables informations qui y sont accessibles (données, voix et images), mais surtout pour communiquer, échanger avec d'autres personnes, un peu partout à travers le monde, qui partagent les mêmes intérêts, grâce à une multiplicité de forums sur les sujets les plus divers. Cet engouement pour la communication n'est pas sans rappeler les débuts du Minitel en France.

Le succès d'Internet doit beaucoup à son type de gestion - fort décentralisé - et plus encore à son mode de financement. Le réseau des réseaux fonctionne grâce à de généreuses subventions de la National Science Foundation, depuis que le Department of Defense américain a décidé de réduire son support au milieu des années 80. Et, en Amérique tout au moins, les institutions reliées au réseau contribuent à son financement en payant un montant forfaitaire mensuel. Au bout du compte, l'usager n'est pas facturé directement pour les services qu'il utilise. Ce mode de financement a largement favorisé l'utilisation du système et le développement des innovations. Internet a fonctionné, jusqu'à présent, quasi selon une logique de service public. Ce n'est pas un hasard si l'on retrouve plus de 60% des usagers en Amérique. Dans d'autres pays, où l'on facture directement à l'usager, l'utilisation du réseau est beaucoup plus faible.

Mais l'avenir d'Internet, ce joujou merveilleux des universitaires, est menacé. Les entreprises, qui l'ont récemment découvert, s'en servent à tel point que les utilisations commerciales sont en train de supplanter les échanges académiques et éducatifs. Par ailleurs, la National Science Foundation a annoncé, à plusieurs reprises, son intention de s'en retirer et d'en laisser la gestion - et le financement - à ses utilisateurs. De service public, Internet risque de se transformer en service commercial. Les enseignants et les étudiants s'en serviront-ils autant quand il leur faudra payer au temps d'utilisation et au type de services consultés ?

Internet constitue à bien des égards la seule véritable autoroute de l'information en opération. Il relie surtout des usagers déjà un peu familiarisés avec l'informatique. Il ne peut être considéré comme un véritable service public parce que son utilisation est réservée à une minorité (indépendamment de la forte impression que produisent les chiffres mentionnés plus haut, comme 30 millions d'utilisateurs). Son utilisation exige premièrement l'accès à un ordinateur - ce qui n'est encore le cas de la majorité de la population - et deuxièmement, un minimum de savoir technique. Les interfaces seront probablement améliorées, comme le laissent entrevoir les logiciels de navigation du type Netscape. Mais pour l'instant, Internet est inaccessible au commun des mortels.

Internet représente le modèle de référence en grande partie parce qu'il a été développé pour des usages nobles : accès à l'information, échanges entre chercheurs et étudiants, programmes éducatifs, etc. Ses origines liées aux recherches militaires ont été depuis longtemps oubliées. Cette évocation et cette mobilisation des possibilités d'amélioration des services éducatifs, mais aussi des soins de santé et des mécanismes de participation démocratique des citoyens, n’est pas nouvelle. Elle accompagne les premiers pas de chaque innovation technologique dans le domaine des communications. La commercialisation qui menace le réseau des réseaux n'est pas exceptionnelle non plus. La possibilité de développement de nouveaux marchés attire les entreprises intéressées. C'est ce qui explique la prolifération, à laquelle on assiste depuis quelque temps, de projets et d'expériences pilotes conduites par les opérateurs de réseaux de télécommunication et de télédistribution. Voulant profiter de l'augmentation considérable des capacités de transmission qu'autorisent les techniques de la fibre optique, des satellites de diffusion directe et de la vidéo-compression, chacun y va de son projet d'autoroutes de l'information, encouragé par les discours des autorités publiques pour qui la construction de ces réseaux à grande capacité est devenue une nécessité économique, sociale et culturelle. Les intérêts qui motivent les compagnies de téléphone, de câblodistribution et de satellite sont cependant moins nobles - même si elles ne les interdisent pas dans la mesure où elles y trouvent légitimation et sources de financement - que ceux qui ont présidé au développement d'Internet. Le marché que tous entrevoient à l'horizon et dont ils veulent bénéficier, c'est celui des transactions commerciales (télé-achat, services bancaires, télésurveillance, etc.) et de la vidéo sur demande. Les nombreux projets, pilotes ou autres actuellement en cours le laissent clairement entendre. Ils impliquent beaucoup plus souvent, comme terminal, la télévision que l'ordinateur, avec télécommande simplifiée beaucoup plus adaptée à la gestion du déroulement d'un film, à la commande d'un produit et au relevé d'un compteur qu'à l'écriture de messages, à l'interaction avec une banque de données ou à la création d'hypertextes.

Les autoroutes de l'information sont à la mode, autant dans le monde des médias que dans la communauté académique. La nouvelle métaphore - nouvelle seulement si l'on oublie que James Martin l'avait déjà utilisée dans son livre The Wired Nation, publié en 1978 et que les débuts d'Internet remontent à la fin des années 60 ! - s'est imposée depuis que les hautes autorités américaines l'ont publicisée en lançant leur programme d'infrastructure de l'information pour l'Amérique. Sans tarder, tous les pays industrialisés, du Japon à l'Europe occidentale en passant par le Canada, ont eux aussi annoncé leur programme de construction d'autoroutes de l'information. En empruntant des allures un peu plus concrètes - on parlait auparavant de société ou d'économie de l'information, voire d'économie du savoir - l'image véhicule-t-elle des ambitions plus modestes ? Certes non ! Les mêmes vertus salvatrices, tant sociales que politiques et économiques, sont investies dans les progrès des technologies de l'information, de la fibre optique à la compression vidéonumérique. Il n'est que de lire l'un ou l'autre des articles dont la presse nous abreuve quotidiennement pour s'en convaincre.

Les textes publiés dans ce numéro tranchent avec le discours messianique ambiant. Ils se distinguent par leur rigueur mais aussi par leur dimension critique. Ils ne prétendent pas faire le tour de la question ou présenter une vue d'ensemble. Ils s'attardent plutôt à analyser concrètement l'un ou l'autre aspect des mouvements en cours autour de cette question de la convergence des communications.

Ces textes ont été choisis selon la procédure habituelle de la revue TIS - c'est-à-dire à partir d'une évaluation effectuée par des arbitres externes - parmi l'ensemble des communications présentées lors du symposium international organisé par le GRICIS (Groupe de recherche sur les industries culturelles et l'information sociale), le GRESEC (Groupe de recherche sur les enjeux socio-économiques de la communication) et le LabSIC (Laboratoire des sciences de l'information et de la communication) sur le thème « La convergence des techniques de communications. Bilan et perspectives », qui s'est tenu à Montréal à l'automne 1994.

Les deux premiers textes de ce numéro font tous deux ressortir l'importance capitale du contexte réglementaire, même s'ils traitent de systèmes différents - les télécommunications, dans le premier cas, la télédiffusion par satellite dans le second - dans des contextes sociaux, politiques et culturels fort différenciés - le premier au Japon, le second en Europe. Heaton, après avoir considéré le retard pris par le Japon dans la mise en place et l'utilisation des réseaux à large bande, prévoit que la nouvelle attitude des pouvoirs publics entraînera un développement rapide dans un futur rapproché. A l'opposé, Collins estime que la diffusion télévisuelle par satellite devra composer longtemps encore avec des cadres réglementaires nationaux divergents, voire contradictoires, dans les différents pays de l'Europe de l'Ouest.

Les quatre articles suivants traitent de technologies, de systèmes ou de territoires plus spécifiques, ou à l'échelle plus réduite. L'analyse précise et critique qu'en font leurs auteurs montre bien que le « poids lourd de la convergence » ne file pas à toute allure sur des autoroutes électroniques rectilignes !

Au long d'une étude détaillée des différents projets - encore au stade expérimental - de communication personnelle, Combès tente de démêler l'écheveau de cette « foire d'empoigne » qui caractérise la convergence. Tétu et Renzetti, à partir d'une étude concrète portant sur deux cas - la conférence électronique « comp.archives » et la diffusion de la théorie des ondelettes - remettent en cause le discours dithyrambique qui soutient le développement fulgurant d'Internet et osent affirmer, résultats à l'appui, que les effets en termes de démocratisation, qu'on lui attribue généralement, relèvent plus de l'utopie que de la réalité.

Lefèbvre fait le bilan des expériences menées dans les villes franches 2000 en Midi-Pyrénées. La conduite effective des expériences, les ressources qui leur ont été accordées et la politique qui les a guidées ont ramené les espoirs initiaux à de bien modestes réalisations. Santerre, quant à elle, montre bien, à partir d'une étude minutieuse de « la Lettre de Télétel », comment l'intégration des services ne découle pas automatiquement et sans problème de la convergence des connexions, mais nécessite, de la part de l'opérateur du réseau, un effort constant de prescription des usages et de gestion des rapports entre les composantes du système.

Les deux derniers textes de ce numéro présentent une lecture critique plus globale du phénomène de la convergence. Proulx et Sénécal débusquent les prétentions du discours dominant sur le potentiel « démocratisant » de l'interactivité, caractéristique aux effets quasi magiques mise en avant par les promoteurs des autoroutes électroniques. Le risque est grand que le développement des réseaux à large bande ne conduise, plus prosaïquement, qu'à l'expansion de la logique commerciale, à travers la création et la croissance des « industries du numérique ». Enfin, Rallet, adoptant une perspective à rebours de la convergence qui lui fait questionner les difficultés techniques qu'elle présente et les divergences que manifestent les principaux acteurs impliqués, propose pratiquement une inversion de la ligne : les obstacles sur la route de la convergence seront peut-être difficilement surmontables.

Pessimistes, les auteurs de ce numéro ? Que non ! Ils ont tout simplement refusé de se laisser piéger par le discours dominant, marqué par le déterminisme et le messianisme. Ils nous proposent des analyses et des réflexions rigoureuses à propos de problèmes bien identifiés. Leur contribution est rafraîchissante dans un contexte où la voix des promoteurs, politiques et commerciaux, tous plus positifs les uns que les autres, devient assourdissante.

Les lecteurs intéressés par les autres textes présentés lors du symposium de Montréal pourront les consulter dans deux autres ouvrages. Le premier, intitulé « De la télématique aux autoroutes électroniques. Le grand projet reconduit », publié conjointement par les Presses de l'Université du Québec et les Presses de l'Université de Grenoble, a été lancé lors de l'ouverture du symposium. Il présente les résultats d'une recherche conduite de 1991 à 1994, par deux équipes françaises (le GRESEC de Grenoble III et le LabSIC de Paris XIII) et une équipe québécoise (le GRICIS, qui regroupe des chercheurs de l'UQAM, de l'UQTR et de la Télé-Université). Le second livre, intitulé « La convergence des techniques de communications », qui contient toutes les autres contributions au symposium, est publié en même temps que ce numéro de TIS, par les Presses de l'Université du Québec.

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