Disparues


Numéro 3 - Stratégies de distinction

Gaëtan Tremblay et François Pichault

Editorial -1992


Résumé
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  Résumé

Les auteurs des quatre textes publiés dans ce numéro appartiennent à des horizons disciplinaires différents. Le type de questions qu'ils se posent, les objets qu'ils étudient et les méthodes de recherche qu'ils utilisent sont fort variés. Quatre lieux de recherche, quatre objets, quatre niveaux d'analyse, quatre approches distinctes : ces textes ne partagent guère en commun que le fait de s'intéresser aux nouvelles technologies de l'information et celui de présenter des réflexions qui reposent, dans chaque cas, sur une étude empirique. Et pourtant, de par leur réunion dans un même numéro, ils constituent les uns pour les autres un environnement donné qui, chez le lecteur consciencieux, peut devenir un contexte d'interprétation offrant un relief différent aux questions et aux concepts abordés par chacun. Le titre de cet éditorial annonce, parmi tous les angles de lecture possibles, celui qui nous est apparu s'imposer le plus spontanément, au point de nous demander pourquoi des auteurs si différents, abordant des sujets si variés, accordent tant d'importance aux stratégies de distinction. Véronique Guilloux présente une analyse de coordination inter-organisationnelle dans le secteur du textile-prêt-à-porter. Elle évalue, à partir d'une méthode d'enquête par questionnaire, les types de coordination qui s'instaurent entre distributeurs et détaillants dans l'industrie du vêtement selon diverses structures de distribution (distribution sélective avec rayon concédé, coopérative, succursalisme, franchise, etc.). Se fondant sur la théorie des coûts de transaction, elle mesure le degré de corrélation entre le processus de décision et les variables de spécificité dans la relation distributeur-détaillant. Jacques A. Nantel et Chantal Tellier font part des résultats d'une étude de marketing concernant l'achat par services télématisés. Ils ont cherché, en utilisant une méthodologie de type expérimental, à tracer un profil des utilisateurs éventuels des services d'achat offerts par les réseaux télématiques (au Canada, ces services sont beaucoup moins développés qu'en France, par exemple). Ils mesurent plus particulièrement l'impact de l'expérience antérieure avec l'informatique, de l'achat à distance et de la télématique, ainsi que l'influence du risque perçu et sa relation avec les expériences antérieures. Diane-Gabrielle Tremblay a procédé, par entrevues en France et au Canada, à une étude de l'innovation dans le secteur bancaire. L'importance qu'y occupe l'innovation de produit - qu'elle oppose à celle des processus de production - l'amène à remettre en question les modèles économiques classiques de l'innovation pour mettre davantage l'accent sur le processus lui-même et sur le rôle majeur qu'y jouent les ressources humaines.

Ses réflexions sur les conséquences organisationnelles de l'innovation de produit la conduisent donc à formuler un nouveau modèle multidimensionnel de l'innovation. Pierre Doray et François Lapointe ont opté pour une méthodologie qui privilégie l'analyse de textes. Ayant défini le concept de style socio-technique à partir de trois dimensions - le mandat formel, le domaine d'intervention et le mode d'intervention -, ils décrivent et caractérisent la manière dont quatre centres de recherche appliquée et de transfert technologique définissent leur rôle et pondèrent l'importance des diverses tâches qui leur sont confiées. Ils concluent par la formulation d'une typologie des styles socio-techniques adoptés par chacun de ces centres.

Le lecteur apprendra des choses de nature différente à la lecture des quatre textes. Mais il sera sans doute frappé par la récurrence d'une préoccupation, celle des stratégies de distinction. Elle traverse tous les textes, à des niveaux différents sans doute, mais en y occupant toujours une place centrale. Dans le texte de Véronique Guilloux, elle prend la forme de variables de spécificité - spécificité de produit, spécificité humaine, spécificité opérationnelle et externalité - dont l'auteur cherche à montrer les liens avec diverses formes d'organisation de la distribution. La spécificité de produit, par exemple, y est mesurée par des indicateurs du type : « la marque est une importante motivation pour l'achat du produit », « vos produits sont fortement différenciés », etc.

Jacques Nantel et Chantal Tellier, quant à eux, visent à identifier le profil particulier des consommateurs de services de télé-achat devant constituer une cible privilégiée dans les stratégies de mise en marché du système Alex de Bell Canada, « afin de positionner cette innovation technologique en conformité avec les caractéristiques et les exigences du marché ». Quelles sont les caractéristiques de ces consommateurs éventuels ? « Les résultats de la méthodologie expérimentale (manipulation en laboratoire), conduisent également à l'identification d'un segment non encore atteint par les distributeurs et détaillants commercialisant leur produits à l'aide de catalogues : les consommateurs familiarisés avec l'informatique mais n'utilisant pas les services d'achats à distance ». Toute l'argumentation de Diane-Gabrielle Tremblay sur l'innovation de produit est fondée sur une recherche effrénée de distinction de la part de tous les acteurs dans le secteur financier : « il y a donc transformation des formes de la concurrence, qui porte non plus sur des productions de masse, standardisées, comme c'était le cas au cours du développement de la bancarisation, mais sur des productions plus diversifiées et plus personnalisées. La concurrence ne passe plus maintenant principalement par la voie de l'efficacité financière pure, par le biais de la minimisation des prix sur une production de masse standardisée, mais bien par une tentative de pénétration maximale de parts de marché diversifiées, segmentées ». De telles stratégies impliquent la présentation de services distincts, bien sûr, mais qui font aussi sentir leur « distinction » aux clientèles cibles.

Enfin, le texte de Pierre Doray et François Lapointe porte explicitement sur les styles socio-techniques. De quoi s'agit-il, pour ces centres de recherche appliquée, sinon de présenter une image distinctive d'eux-mêmes ? « Nous insistons en particulier sur le travail de spécification et de distinction que chaque centre a réalisé afin de se faire une place sur le marché de l'aide technique ». Stratégies de distinction donc, pour projeter une image de soi qui favorise la reconnaissance et l'attachement à une marque, à un produit, mais aussi pour identifier ses clients, les « distinguer » et leur faire sentir qu'on les a reconnus dans ce qu'ils ont de particulier. Le développement des technologies de l'information permet une extension sans précédent de ces stratégies de distinction, devenues des moteurs de premier ordre dans la poursuite du mouvement de rationalisation et d'industrialisation.

En autorisant une gestion plus serrée des stocks, un contrôle du processus de production ou une rationalisation de la distribution, l'informatisation crée les conditions favorables à une diversification des produits pouvant répondre de manière plus adéquate aux besoins et aux particularités de divers types de clientèles. Spécificité de produit, profil de consommateurs, innovation de produit, styles socio-techniques, etc., voilà autant de facettes d'une même aspiration à la prise en charge progressive de la distinction par l'industrialisation, certes pré-existante à l'informatisation mais considérablement renforcée par son développement. Grâce aux réseaux de communication, on peut suivre pas à pas l'évolution de la demande et s'y ajuster « juste à temps ». Avec un fichier informatisé contenant une foule de renseignements sur chacun de ses clients, on peut connaître son profil de consommation, ses besoins, son comportement en matière de paiement et de remboursement, et lui offrir un produit « personnalisé ». La production en série de pièces exactement interchangeables a constitué une étape majeure du processus d'industrialisation. Les nouvelles technologies de l'information permettent de franchir un autre grand pas.

L'industrialisation peut de plus en plus intégrer la distinction. La production à bon prix de l'identique interchangeable caractérise encore de larges secteurs des économies industrialisées. Mais se développe de plus en plus un autre type de production industrielle qui, à des prix comparables grâce au progrès technologique, fait du « sur-mesure » (pas encore individualisé, mais grandement différencié selon plusieurs catégories de groupes sociaux). On peut facilement supposer qu'il s'agit d'un type de stratégie dont l'importance ira croissant dans les économies industrielles avancées. Les travaux sur la distinction se feront sans doute de plus en plus nombreux au cours des prochaines années. Il faudra peut-être retourner bientôt à Bourdieu.

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