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Repenser les subalternités : des Subaltern Studies aux animalités Rethink subalternities : from the Subaltern Studies to animalities

Anne Castaing et Elena Langlais
décembre 2018

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.1719

Résumés   

Résumé

L’objet de cet article est de repenser les subalternités en les extirpant du cadre historiographique et sociologique auxquelles elles sont souvent assignées ; par-là même, de concevoir l’hégémonie dans une perspective qui inclut tous les modes de domination basés sur une hiérarchisation arbitraire mais naturalisée : la race, la classe, le genre, la caste, la religion, mais aussi l’âge, la condition physique, la taille, le lieu d’habitation, la localisation géographique, l’éducation, la langue, et enfin l’espèce. Nous nous interrogerons ainsi sur les « diverses modalités d’être au monde » (Chakrabarty 2000) en nous intéressant aux langages et aux univers sémiotiques non-humains, dans un but à la fois militant et de défi épistémologique : face au plus « autrui des autrui » (Levi-Stauss, 1973) qu’est l’animal, qu’il soit domestique, d’élevage ou sauvage, quelle est la limite de l’hégémonie de l’espèce humaine, perçue comme opprimante par de nombreux mouvements antispécistes ? Un tel détournement de la question subalterne, spécifique à l’oppression de classe et l’oppression coloniale, est-il légitime dans le cas de la question de l’espèce, comme elle fut légitimée, bien que de manière marginale, dans le cas de la question du genre ? Comment, enfin, mener une réflexion où la question du langage est cruciale dans un contexte où les langages sont inintelligibles, où le subalterne peut certes parler mais ne peut pas être compris ? En d’autres mots, jusqu’où peut-on concevoir la subalternité et penser la différence ?

Abstract

The purpose of this article is to rethink subalternities by removing them from the historiographical and sociological framework to which they are often assigned ; thereby, to consider hegemony in a perspective that includes all modes of domination based on a naturalized hierarchy : race, class, gender, caste, religion, but also age, physical condition, size, place of residence, geographical location, education, language, and even species. We will thus examine the "multiple ways of being in the world" (Chakrabarty, 2000) by focusing on non-human semiotic languages and universes, with a both militant and epistemological purpose : regarding animal, that Levi-Stauss (1973) defined as the “most other between the others”, where are the limits of human’s hegemony, perceived as oppressive by many antispecies movements ? Can such an appropriation of the subaltern question, theorized by the Subaltern Studies, be legitimate in the case of the species’ issue, as it has been legitimized, albeit marginally, regarding the gender’s issue ? How, finally, is it possible to elaborate such a reflection where the question of language is crucial, in a context where languages are unintelligible, where the subaltern can certainly speak but cannot be understood ? In other words, how far can one conceive subalternity and think difference ?

Index   

Index de mots-clés : Subaltern Studies, Animalité, Hégémonie, Littérature, G. C. Spivak..
Index by keyword : Subaltern Studies, Animality, Hegemony, Literature, G. C. Spivak..

Texte intégral   

Introduction

1En mai 2014, le sociologue américain Vivek Chibber publiait dans les colonnes du Monde Diplomatique un article intitulé « Contre l’obsession des particularismes culturels. L’universalisme, une arme pour la gauche ». En pleines pages d’un journal globalement prisé par la gauche éduquée française, il y déployait les arguments élaborés dans son best-seller Postcolonial Theory and the Specter of Capital (2013), véritable diatribe contre la théorie postcoloniale et ses petits soldats ; en d’autres mots, le groupe des Subaltern Studies et trois de ses grandes figures, les historiens Dipesh Chakrabarty, Partha Chatterjee et Ranajit Guha. Par leur critique sévère du marxisme et de ses visées universalisantes, par leur obsession des singularités historiques et culturelles, par leur politique des petits récits et des fragments, par leur populisme exotisant, les Subaltern Studies selon Chibber feraient le jeu du capitalisme et redoreraient par le même coup les discours orientalistes par la promotion d’une différence incommensurable entre Occident et Orient et la représentation misérabiliste et méprisante du peuple « oriental » :

Ce qui est contestable dans la théorie postcoloniale n’est pas qu’elle insiste sur la « provincialisation de l’Europe », mais, qu’au nom de ce projet, elle promeut sans relâche l’eurocentrisme — un portrait de l’Occident comme le lieu de la raison, de la rationalité, de la laïcité, de la culture démocratique, et autres, et l’Orient comme un immuable miasme de tradition, de déraison, de religiosité, et ainsi de suite. C’est un monde dans lequel le capitalisme transforme l’Occident, mais perd sa vitalité en Orient, où les catégories matérialistes sont par conséquent appropriées à l’Occident, tandis que seul un culturalisme essentialisant est valable pour l’Orient. Il devrait être évident qu’au nom du déplacement de l’eurocentrisme, la théorie postcoloniale finit par promouvoir celui-ci avec une féroce intensité (Chibber, 2013 : 2911).

2Même très grossièrement résumé, le discours de Chibber invite à la levée de bouclier pour qui se situe chez les anti- comme chez les pro-. Au détriment d’une pensée complexe, nourrie d’une histoire singulière, coloniale, en décolonisation puis décolonisée, nourrie de même d’une structure sociale travaillée tant par la classe que par la caste, par un contexte de multilinguisme et de tensions religieuses, Chibber diffuse à leurs dépens certains aspects des Subaltern Studies, qu’il réduit à de simples partisans de la « Postcolonial Theory », dans un contexte (le contexte français) où une réflexion sur la différence culturelle et l’héritage colonial peine déjà à être menée. Il ignore là non seulement l’immense chantier historiographique mené par les Subaltern Studies depuis les années 1980, mais également la somme d’outils qu’elles ont pu développer pour penser les dominations et les « formes quotidiennes de résistance ».

3Si, par la diversité des travaux qui s’engagent dans leur sillon, les Subaltern Studies élaborent un vaste panorama tant des modes de domination que des formes de résistance, la définition du « subalterne » ne s’adosse à aucune typologie précise, à l’image d’une filiation gramscienne qui se dérobe à toute pétrification de la subalternité, perçue comme un « état » et non une essence2. Restent, chez Ranajit Guha ou chez Partha Chatterjee3 quelques rares listes, caractérisées par un « etc. » qui témoigne plutôt, avec justesse, du caractère tant pluriel que dynamique de cette subalternité, définie comme le résultat d’une relation. Ce que proposent ainsi les Subaltern Studies, ce sont non seulement les outils nécessaires à l’examen de cette relation et au décèlement des diverses formes d’hégémonie, mais également une épistémologie des rapports sociaux et une anthropologie de la résistance basée sur la pluralité de ces formulations. Beaucoup l’ont montré, la question du langage demeure un élément fondamental dans la formulation de la résistance, mais il n’est pas unique, comme l’a expliqué Gayatri C. Spivak (1988). Face aux « muets » de l’histoire, l’historiographie subalterne a su déjouer, sinon détourner, la dictature de la parole en examinant des langages et univers sémiotiques alternatifs. Jusqu’où, néanmoins, a-t-il été possible de percevoir la conscience subalterne ?

4Son titre l’indique, l’objet de cet article est de repenser les subalternités en les extirpant du cadre historiographique et sociologique auxquelles elles sont souvent assignées ; par-là même, de concevoir l’hégémonie dans une perspective qui inclut tous les modes de domination basés sur une hiérarchisation arbitraire mais naturalisée : la race, la classe, le genre, la caste, la religion, mais aussi l’âge, la condition physique, la taille, le lieu d’habitation, la localisation géographique, l’éducation, la langue, et enfin l’espèce. Nous nous interrogerons ainsi sur les « diverses modalités d’être au monde » (Chakrabarty 2000) en nous intéressant aux langages et aux univers sémiotiques non-humains, dans un but à la fois militant et de défi épistémologique : face au plus « autrui des autrui » (Levi-Stauss, 1973) qu’est l’animal, qu’il soit domestique, d’élevage ou sauvage, quelle est la limite de l’hégémonie de l’espèce humaine, perçue comme opprimante par de nombreux mouvements antispécistes ? Un tel détournement de la question subalterne, spécifique à l’oppression de classe et l’oppression coloniale, est-il légitime dans le cas de la question de l’espèce, comme elle fut légitimée, bien que de manière marginale, dans le cas de la question du genre ? Comment, enfin, mener une réflexion où la question du langage est cruciale dans un contexte où les langages sont inintelligibles, où le subalterne peut certes parler mais ne peut pas être compris ? En d’autres mots, jusqu’où peut-on concevoir la subalternité et penser la différence ?

Les Subaltern Studies pour penser la différence

5C’est en 1982 dans le premier volume de la série Subaltern Studies4 que Ranajit Guha énonce les volontés et les directions idéologiques d’un nouveau courant historiographique, celui des Subaltern Studies. Dans une introduction qui trace le sillon du collectif en énumérant les arguments de son œuvre phare, Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India (1983), l’historien proclame les motivations de ce groupe de six puis dix chercheurs, principalement historiens5, animés par la volonté de détricoter le grand récit d’entrée dans la modernité de la Nation indienne :

L’historiographie du nationalisme indien est longtemps restée dominée par l’élitisme – colonial et nationaliste- bourgeois [...] Ces deux types d’élitisme partagent le préjugé selon lequel la formation de la nation indienne et le développement des consciences au cœur de cette formation sont exclusivement des réalisations des élites. Dans les historiographies colonialiste et néo-colonialiste, ces réalisations sont attribuées aux dirigeants, aux administrateurs, aux politiques, aux institutions et à la culture britanniques ; dans les textes nationalistes et néo- nationalistes, aux figures, aux institutions, aux activités et aux idées des élites indiennes [...]. Ce qui est clairement laissé de côté dans cette historiographie non-historique est la politique du peuple (Guha, 1982, p. 1-4 : notre traduction).

6L’entreprise de Ranajit Guha émerge de ses travaux sur les planteurs d’indigo au Bengale à la période coloniale. A contre-courant des histoires nationales qui témoignent plutôt d’une passivité populaire à l’égard de la colonisation, elle vise à souligner les formes d’insurrection et de résistance quotidienne mises en place par ces paysans dans leur pratique singulière de la politique, où coexistent le séculier et le religieux, le politique et le spirituel. Se réappropriant la rhétorique gramscienne, il y élabore l’idée d’une « domination sans hégémonie » (Guha, 1997), et donc d’une suprématie non culturelle mais uniquement matérielle, ouvrant là la voie à un champ massif de redécouverte des diverses stratégies et pratiques de résistance à l’oppression coloniale. Il déconstruit ainsi une histoire dominée par les élites, qui marginalise les histoires et les résistances populaires, par une relecture à rebours (« against the grain ») des histoires coloniales de l’Inde, mais également par un recours aux sources alternatives (récits de vie, journaux, textes littéraires), aptes à faire entendre les voix (et les consciences) subalternes. Ainsi, l’historien Sudhir Chandra valorise-t-il le matériel littéraire comme seule source apte à faire entendre la réalité historique :

For in matters relating to consciousness, the more conventional and direct sources on which historians usually rely for their construction of reality do not offer the kind of material and insights that literature does (Chandra, 1985, p. 180).

7De même, dans History in the Vernacular, Partha Chatterjee appelle à reconsidérer la valeur scientifique, longtemps réfutée, des histoires vernaculaires précoloniales ou régionales. Si celles-ci défient les conventions académiques des grands courants historiques, c’est qu’elles intègrent à la narration objective des événements des histoires « en d’autres genres » : poésie, journaux, mythes et légendes populaires peuvent ainsi venir enrichir le récit historique d’éléments culturels, sociaux et anthropologiques, et permettent l’élaboration d’une histoire sociale qui, écrit Chatterjee, « célèbre la mémoire de la communauté » et « donne voix à des identités et des aspirations qui ne trouvent pas de place dans les structures institutionnelles du récit historique professionnel » (Chatterjee et Raziuddin, 2008, p. 20).

8Souvent réduites au discours postcolonial qui en est certes l’une des portes (critique de la modernité, déconstruction des discours eurocentrés, critique de l’élitisme de l’historiographie coloniale, nationaliste-bourgeoise et marxiste), les Subaltern Studies ont également (et surtout, pourrait-on dire) investi le domaine des pratiques et des productions culturelles par l’histoire, mais aussi par l’anthropologie ou les études littéraires. Celles-ci ont de fait permis de développer un discours sur la différence et ont contribué à un décentrement de l’Europe, du moins des paradigmes de la rationalité des Lumières inapte, selon les Subaltern Studies, à penser des territoires et des cultures non-occidentales, comme les « diverses modalités d’être au monde », selon les propres termes de Dipesh Chakrabarty. Dans son ouvrage-phare du courant postcolonial des Subaltern Studies, Provincialiser l’Europe (2000), il valorise en effet la réhabilitation d’histoires et de cultures subalternes autonomeset singulières, travaillées par les principes d’hétérogénéité, de discontinuités et de changement, par la caste comme principe social ou le spirituel comme élément du politique, et invite à penser l’ « archaïsme » et le « retard » politique et historique tels que définis par l’historiographie coloniale puis marxiste comme la possibilitéd’une conception alternative du temps historique. Dipesh Chakrabarty fait ainsi la promotion d’une politique de la différence basée sur l’idée d’une hétérogénéité du monde, des pratiques et des histoires.

J’en appelle à une histoire qui rendrait délibérément visibles, dans la structure même de ses formes narratives, ses propres stratégies et ses propres pratiques de répression, la part d’elle-même qui est complice des récits de la citoyenneté et réduit toutes les possibilités de solidarité humaine au projet de l’État moderne. [...] Cette histoire tentera l’impossible : rechercher sa propre mort en poursuivant ce qui résiste, ce qui se dérobe aux plus grands efforts de traduction dans les systèmes culturels et autres systèmes sémiotiques, de sorte qu’à nouveau, on puisse imaginer la radicale hétérogénéité du monde. Une telle entreprise est, je l’ai dit, impossible à mener au sein des protocoles de savoir de l’histoire académique, car la mondialité de l’université n’est pas indépendante de celle créée par le moderne européen. Tenter de provincialiser cette « Europe », c’est considérer que le moderne est inévitablement contesté, c’est écrire, par-dessus les récits donnés et privilégiés de la citoyenneté, d’autres récits de relations interhumaines qui se soutiennent de passés et de futurs rêvés, où les collectivités ne sont pas définies par ces produits de la « modernité » que sont les rituels de citoyenneté et le cauchemar de la "tradition » (Chakrabarty [2000] 2009, p. 92)

9Or, cette politique va de pair avec une reconnaissance de la singularité de communautés, de modes de domination et donc de modes de subalternisation, et de l’élaboration de sous-cultures subalternes dotées de leur propre langage et de leur propre univers symbolique. Ainsi, écrit l’historien Gyanendra Pandey :

Ce n’est pas une politique qui découle de la différence culturelle (d’une manière ou d’une autre déjà constituée), mais plutôt une culture qui découle de la différence politique – et une perspective politique alternative. Si l’on considère les revendications politiques qui procèdent de l’acte même de nommer un assemblage politique, en tant que “dalit”, “noir”, “Africain américain”, aborigène adivasi, Premières Nations, gay, lesbienne (pour ne pas dire LGBT), en l’occurrence même “femme”, on pourra en conclure que ce que cela signale, c’est l’histoire et la politique d’un devenir ; et, de concours, la quête d’une éthique, d’une position à partir de laquelle l’on peut agir sans peur, réclamer ses droits, vivre (Pandey, 2011, p. 16-17, notre traduction).

10Pandey témoigne là d’un élément clé de la pensée des Subaltern Studies, déterminé par un contexte (celui de l’Inde moderne, coloniale puis décolonisée) où la reconnaissance de la différence, de l’identité communautaire et de l’appartenance culturelle (à un territoire, une communauté religieuse ou professionnelle, une caste, une communauté linguistique) est fondamentale pour penser la Nation, longtemps assujettie au mythe de l’unité dans la diversité promue par le nationalisme6. Il situe donc la reconnaissance de la culture subalterne, et donc la mobilisation subalterne, dans la continuité de la reconnaissance de la différence.

11Si les Subaltern Studies ont trouvé des échos favorables dans les pays anciennement colonisés, en Afrique ou en Amérique Latine7, elles ont de même été chaleureusement accueillies par les universités américaines, d’où elles sont d’ailleurs globalement issues : Columbia pour Partha Chatterjee, Sudipta Kaviraj ou Gayatri Spivak ; University of Chicago pour Dipesh Chakrabarty, Princeton pour Gyan Prakash, etc. La question nodale de la différence, de même que la relation critique à la colonisation, peuvent néanmoins expliquer la résistance française tant à la pensée postcoloniale, déjà bien malmenée par la critique française8 que, plus encore, aux Subaltern Studies. En 2009, la traduction certes tardive aux éditions Amsterdam de l’ouvrage de Dipesh Chakrabarty sous le titre Provincialiser l’Europe comme, la même année et chez le même éditeur, celle du fameux Les Subalternes peuvent-elles parler de Gayatri Spivak et de Politiques des gouvernés de Partha Chatterjee, semblent pourtant avoir moins porté leurs fruits que la virulence de Vivek Chibber dans les colonnes du Monde Diplomatique. En d’autres mots, si la théorie politique élaborée par les Subaltern Studies intéresse Chibber car elle témoignerait selon lui d’une posture anticoloniale revancharde, réactionnaire et essentialiste, voire archaïque pour reprendre les clichés coloniaux, d’un Tiers-Monde crispé vis-à-vis d’une globalisation présentée comme une « arme pour la gauche », les outils anthropologiques et culturels qu’elles ont pu élaborer restent totalement dans l’ombre.

Hétérotopies et langages subalternes

12Ces outils sont pourtant des ressources de poids pour non seulement penser les subalternités, mais également, nous le disions, pour les entendre. C’est d’ailleurs là le postulat de Gayatri C. Spivak qui, dans Les Subalternes peuvent-elles parler ?, doute moins de la capacité d’expression des subalternes que de la capacité de leur langage à devenir intelligible. Le suicide de Bhubaneshwari Badhuri au coeur de son essai témoigne des diverses modalités et formulations du langage subalterne, qui s’élabore là par un pur acte de résistance. Ce langage-là, déplore Spivak, n’a pas été entendu ou a été mal entendu, et les subalternes ne peuvent pas parler.

13Spivak souligne là une aporie majeure de l’entreprise des Subaltern Studies : tenter de saisir les consciences subalternes, aussi défendable la démarche soit-elle, consiste à en traduire le langage pour le rendre intelligible à une conscience non-subalterne. Mais la question, déjà largement débattue9, est dès lors autant celle de l’invisibilité et l’invisibilisation du langage subalterne que son appropriation par la traduction, par la transformation du langage acratique en langage encratique selon la terminologie de Roland Barthes (1984), qui suppose une interprétation et une uniformisation de ce que Chakrabarty identifie comme « le rapport partiellement opaque que l’on appelle ‘la différence’« ([2000] 2009, p. 55). La faillite de l’histoire nationale et coloniale à saisir le sens politique du suicide de Bhubaneshwari témoigne des contresens vers lesquels peut déboucher la traduction du langage subalterne : ce sens politique est dès lors effacé de l’histoire mais la spécificité de ce langage l’est elle aussi.

14Spivak n’est pourtant pas aussi catégorique que sa formule le laisse entendre. Dans Can the Subaltern Speak, elle amorce une réflexion essentielle qui permet d’entrevoir nombres d’hétérotopies comme espaces de déploiement du langage subalterne. L’un des fils rouges de son discours, dans Can the Subaltern Speak ? comme, plus encore, dans In Other World (1987) ou Death of a Discipline (2003), reste le texte littéraire : espace par excellence de formulation subalterne autonome, « terrain de l’expérience et de la relation éthique, le lieu de l’expropriation de soi et du rapport à l’autre » (Mascat 2016 : 345), il explore les consciences de façon tout aussi réelle et tout aussi imaginaire que l’histoire elle-même, dont Spivak rappelle la dimension fictionnelle (1987). La traduction, on le sait, est elle-même au cœur de sa démarche. Au moment même où est publié la première version de l’article Can the Subaltern Speak, dont le texte fut initialement prononcé en 1983, Spivak publie sa propre traduction des nouvelles de la romancière et militante bengalie Mahasweta Devi (1926-2016) qui, selon elle, « écrit en terrain décolonisé », et dont les nouvelles sont décrites comme « une représentation littéraire du subalterne : le texte d’une femme du Tiers-Monde » (1987). Dans l’analyse qu’elle fait de ce texte et de sa traduction, elle interroge certes sa position de critique face au « matériel subalterne » (et donc, aux consciences subalternes), mais elle fait également valoir la force et la complexité d’un texte comme d’un langage qui se dérobent aux interprétations lapidaires, à l’univocité et, finalement, à la traduction. Elle met en relief le « rapport partiellement opaque » dont parle Dipesh Chakrabarty en valorisant jusqu’au grain d’une langue (bengalie) qu’elle reconstruit par la traduction tout en admettant les multiples strates sémantiques. Autrement dit, elle reconnait la possibilité d’un langage subalterne, mais elle reconnait également la possibilité d’un univers sémiotique subalterne comme sous-culture de la résistance, univers formé d’un enchevêtrement de signe et déterminé par une pluralité de voix et d’accents où, comme l’écrivait Bakhtine, « chaque mot sent la profession, le genre, le courant, le parti, l’œuvre particulière, l’homme particulier, la génération, l’âge, le jour et l’heure. Chaque mot sent le contexte et les contextes dans lesquels il a vécu sa vie sociale intense ; tous les mots et toutes les formes sont habités par des intentions. Dans le mot, les harmoniques contextuelles (du genre, du courant, de l’individu) sont inévitables » (Bakhtine, 1981 : 89)

15Si à de nombreux égards, le texte littéraire permet que se formule la parole subalterne par l’adoption d’un langage subalterne comme témoin d’une culture de l’oppression (la culture et la poésie dalit, comme l’écrivait Gyanendra Pandey (2011) ; l’écriture « féminine » non pas comme essence mais comme genre opprimé ; la négritude d’Aimé Césaire ; la culture Queer et ses performances, théorisées par Judith Butler), comment, avec les outils produits par les Subaltern Studies, penser les langages alternatifs, les langages non-humains ? Comment penser une subalternité qui ne s’exprime dans aucun langage intelligible ?

Subalternité et animalité

16Dans Le Silence des bêtes (1998), la philosophe Elisabeth de Fontenay s’interroge sur les limites de l’analogie entre les fous et les animaux :

La question devient alors : que faire de cette analogie ? est-elle pente facile, voire scabreuse, ou bien exigence généreuse ? Dans l’histoire naturelle, dans les sciences de la médecine et de la philosophie, elle a souvent servi à ravaler les hommes. Puis-je prétendre l’amener à relever les bêtes ? (Fontenay, 1998, p. 20).

17La même question se pose bien évidemment pour la mise en parallèle des subalternes et des animaux, ce qui peut sembler problématique, voire provocateur. Comme l’a montré Marjorie Spiegel (1996), les groupes dominants ont souvent eu recours à des comparaisons animales afin de déshumaniser les dominés, si bien qu’un rapprochement entre subalterne et animal peut choquer. Spiegel elle-même répond à une telle objection en rappelant que dans de nombreuses cultures, l’assimilation à l’animal est porteuse d’un symbolisme positif. Elle s’appuie aussi sur des témoignages d’esclaves ou de leurs descendants qui évoquent l’impression d’une communauté de sort avec les animaux asservis. Elle reconnaît que les animaux, contrairement aux esclaves, ne peuvent pas s’organiser pour résister et qu’ils réagissent différemment à leur asservissement – on peut toutefois établir davantage de parallèles qu’on ne le pense10 – mais elle critique, sans le nommer comme tel, le spécisme11 dont feraient preuve ceux qui se sentent insultés par le rapprochement qu’elle opère entre les esclaves et les animaux. Au-delà de la question du spécisme, il nous semble important de remettre en perspective la hiérarchie du vivant qui structure la pensée occidentale, et dont les progrès scientifiques nous montrent de plus en plus les limites12. Rapprocher le subalterne et l’animal n’a donc rien d’insultant dans un tel contexte : il s’agit avant tout de prendre en compte l’univers de signes vivants dont nous faisons tous partie, comme l’explique l’anthropologue Eduardo Kohn (2017).

18Dans cet univers de signes, plusieurs éléments permettent de rapprocher animal et subalterne. Revenons-en à la définition qu’Antonio Gramsci donne des subalternes : selon lui, les subalternes se caractérisent par la relation de subordination dans laquelle les élites les tiennent, relation qui se décline, selon les Subaltern Studies, en termes de classe, de caste, de sexe, de race, de genre, de langue et de culture. La subalternité, parce qu’elle se définit par une relation, a donc une composante sociale évidente. Or les animaux domestiques à tout le moins font partie de la société humaine. Les humains leur ont assigné un certain nombre de fonctions à l’intérieur de la société, qu’il s’agisse de combler des demandes affectives dans le cas des animaux habitant nos foyers ou d’accomplir un certain nombre de tâches. Pendant des siècles, les êtres humains ont ainsi dépendu de la force de travail des bêtes (ânes, bœufs, chevaux) pour porter les charges trop lourdes, pour labourer les champs, pour se déplacer plus rapidement. De nos jours, l’être humain continue en partie de dépendre d’eux et de leurs facultés – du flair des limiers par exemple. Les animaux ne sont certes pas liés aux hommes par un contrat social – un contrat ne saurait être passé qu’entre deux parties consentantes. Néanmoins, il en est de même de toute relation de subalternisation. À défaut, un ensemble de droits et devoirs – éthiques voire juridiques – tacites ou explicites rattache les bêtes à la société humaine13. On attendra ainsi d’un chien ou d’un chat qu’il ne soit pas agressif, d’un cochon qu’il soit docile lorsqu’on le manipule, cependant qu’on estime qu’il est de plus en plus moralement condamnable de les maltraiter14. Cet ensemble de droits et de devoirs a été institué par les hommes et imposé aux animaux, qui n’en sont pas conscients. Il a néanmoins largement présidé à la logique évolutionnaire des animaux domestiques : les chats les plus agressifs ne sont pas nécessairement ceux dont on a autorisé la reproduction de même que les ânes les moins robustes ou les vaches les moins productives. Les droits et les devoirs imposés aux animaux structurent donc l’être même des animaux et constituent tout un réseau de signes qui les façonne15, ce qui pourrait correspondre à un autre type de conscience, une sorte de conscience corporée. L’irruption du Parti Animaliste sur la scène politique lors des dernières élections législatives montre d’ailleurs que de plus en plus de gens considèrent que les animaux font partie de la société, préoccupation qui, si elle vise surtout les animaux domestiques, s’étend même au-delà de leur sphère.

19Or, dans cette société, les animaux sont toujours en position de subalternité vis-à-vis des hommes. À l’instar des subalternes, ils sont perçus comme une chose sans être, sans initiative historique ni agentivité, pour reprendre les termes de Gramsci et de Spivak, alors qu’ils sont des sujets16 à part entière, dotés d’une culture, comme le montre l’éthologue et philosophe Dominique Lestel (2001). Ils n’ont bien sûr pas accès au discours hégémonique de type humain qui se caractérise par sa dimension symbolique, pour reprendre la terminologie d’Eduardo Kohn17, mais aussi par sa souplesse, les multiples possibilités de sa syntaxe ouverte ou sa faculté à transcender l’ici et maintenant, selon le primatologue Frans de Waal (2016). Les animaux sont, enfin, subordonnés à l’humain de façon systématique, tant et si bien qu’il est couramment considéré que l’intérêt de l’humain prime sur celui de l’animal, comme il a longtemps été entendu que l’intérêt des hommes l’emportait sur celui des femmes, ou celui des castes supérieures sur celui des dalits en Inde. Cette subordination explique sans doute le développement actuel de la convergence des luttes contre les différentes formes de domination (sexisme, racisme, spécisme). Lors d’une conférence à la University of California-Davis, la militante Angela Davis elle-même établissait un lien entre la façon dont les animaux et les subalternes sont traités18. En effet, si les groupes dominants ont bien souvent humilié les groupes dominés en les comparant à des animaux, de nombreux groupes dominés ont aussi pressenti la communauté de sort qui les liait aux bêtes, particulièrement à celles qui ont été domestiquées. Parmi les premiers activistes pour le droit des animaux au XIXe siècle se trouvaient ainsi un certain nombre de femmes19. Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, il existait de la même façon une solidarité entre la classe prolétaire et les animaux de travail, comme le montre l’historien Jason Hribal dans ses travaux. Jean Baudrillard lui-même établit une analogie entre certaines catégories opprimées (les ouvriers, les prisonniers) et les animaux, maltraités de la même façon par la société capitaliste moderne, qui dissimule en outre tout signe de résistance sous la pèlerine des théories psychologisantes :

Toute la découverte du psychologique, dont la complexité peut s’épanouir à l’infini, ne vient que de l’impossibilité d’exploiter à mort (les ouvriers), d’incarcérer à mort (les détenus), d’engraisser à mort (les bêtes) selon la stricte loi des équivalences. […] Bêtes de somme, elles ont dû travailler pour l’homme. Bêtes de sommation, elles sont sommées de répondre à l’interrogatoire de la science. Bêtes de consommation, elles sont devenues de la viande industrielle. Bêtes de somatisation, elles sont tenues de parler aujourd’hui la langue « psy », de répondre de leur psychisme et des méfaits de leur inconscient. Tout leur est arrivé de ce qui nous arrive. (Baudrillard, 1981, p. 192-193).

20Par sa dernière phrase, Baudrillard dépasse la question de la subalternité des animaux : les bêtes précèdent les êtres humains dans les traverses tortueuses de la société contemporaine. Il ne minimise cependant pas leur oppression et réitère la question de Spivak, Les subalternes peuvent-ils/elles parler ?

Les animaux peuvent-ils parler ?

21À quelques années d’intervalle, Spivak et Baudrillard se posent en effet la question de la possibilité pour les subalternes et pour les animaux de parler. Tous deux soulignent la façon dont on prétend parler à leur place : Spivak critique l’intellectuel foucaldien ou deleuzien qui prétend se rendre transparent en servant d’intermédiaire à la parole subalterne. Baudrillard rappelle la façon dont la littérature et la science font parler les animaux depuis des siècles (langage moral des fables, langage symbolique du totémisme, etc.) mais constate qu’ils ne prennent jamais la parole par et pour eux-mêmes : ils se contentent de délivrer ce qu’on attend d’eux20. Lorsque les subalternes et les animaux s’expriment, ils le font en dehors du langage, si bien qu’ils ne sont pas entendus : chez Spivak, Bhubaneshwari Badhuri, dont on a longtemps pensé qu’elle s’était suicidée par amour, s’est en fait tuée car elle avait échoué à accomplir sa mission politique. De la même façon, selon Baudrillard, les comportements suicidaires des animaux soumis à l’élevage industriel (cannibalisme des cochons, hystérie des poulets, coprophagie des lapins) ne sont jamais interprétés comme un signe de résistance de leur part. Les travaux de Jason Hribal semblent lui donner raison. Hribal énumère en effet les stratégies de résistance mises au point par les animaux de travail afin de refuser les conditions de leur labeur, stratégies qu’on rencontre encore chez les animaux d’élevage – une vache peut ainsi botter, refuser d’avancer, essayer d’empêcher qu’on la traie en s’agitant ou en tentant d’arracher la trayeuse avec son sabot. Or, toutes ces stratégies ne sont jamais comprises comme des signes de résistance. Ainsi que l’explique Hribal, face à de tels comportements, on accusera la bête de stupidité ou de malveillance, au mieux on tentera de l’amadouer par la douceur. Ainsi, le subalterne et l’animal, parce qu’ils ne souscrivent pas aux codes qui régissent le logos hégémonique, seraient condamnés au silence, à ne jamais être compris.

22En ce qui concerne les animaux, cette question du silence est centrale. Dans le justement nommé Le Silence des bêtes (1998), Elisabeth de Fontenay établit un parallèle très nuancé entre les fous et les animaux. En s’appuyant sur les travaux de Michel Foucault, elle constate, contrairement à Baudrillard, que fous et bêtes sont unis dans le silence. Celui-ci est néanmoins de nature différente :

Il y a deux sortes irréductibles de silence : celui de la folie, parfois bavard, et celui de l’animalité, toujours mutique ; le cri d’un animal n’a qu’un rapport d’homonymie avec celui d’un fou. (Fontenay, 1998, p. 21).

23Elisabeth de Fontenay dépasse le constat du simple silence des animaux : elle affirme leur mutisme. Comme Fontenay, Baudrillard postule le mutisme des animaux. Selon lui, il s’agit du dernier silence qui conserve encore son obscurité, contrairement à celui des fous, des enfants ou des « primitifs », qui a été forcé.

Les bêtes, elles, ne parlent pas. Dans un univers de parole grandissante, de contrainte d’aveu et de parole, elles seules restent muettes et de ce fait, elles semblent reculer loin de nous, derrière l’horizon de la vérité. (…) Ce n’est pas le problème écologique de leur survie qui est important. C’est encore et toujours celui de leur silence. Dans un monde en voie de ne plus faire que de parler, dans un monde rallié à l’hégémonie des signes et du discours, leur silence pèse de plus en plus sur notre organisation du sens. (Baudrillard, 1981, p. 199).

24Parce qu’ils restent muets, les animaux posent ainsi un défi aux êtres humains en résistant à l’hégémonie du logos. Ils en font apparaître les failles, que ne suffisent plus à révéler les fous, les enfants ou les « primitifs ». Lorsqu’on lit des ouvrages d’éthologie, on comprend que l’affirmation du silence, du mutisme des bêtes est totalement erronée. Le chant des oiseaux nous accompagne partout ; or, comme le rapporte le philosophe et éthologue Dominique Lestel dans Les Origines animales de la culture (2001), il s’organise selon une syntaxe rudimentaire. L’apprentissage des chants par les jeunes ressemble d’ailleurs à celui de la parole par les humains. Les animaux semblent pourtant silencieux parce que nous ne les comprenons pas, parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans l’hégémonie du langage humain. Dominique Lestel formule cette divergence entre langages animaux et langages humains :

Lorsque nous tentons de comparer les communications animales avec le langage humain, nous estimons implicitement que ce dernier peut rendre compte de façon satisfaisante de systèmes de communication complexes qui lui sont très différents (Lestel, 2001, p. 169).

25Ainsi, en dépit de l’écart entre les subalternes, qui peuvent avoir recours à des langages humains même s’ils ne s’inscrivent pas dans la culture hégémonique, et les animaux qui ne le peuvent pas, leur silence, c’est-à-dire la confrontation à nos limites de compréhension, permet de révéler les failles de cette hégémonie. Il nous appelle, ainsi que le propose Eduardo Kohn en reprenant les termes de Dipesh Chakrabarty (2000), à « provincialiser le langage21 » et à « décoloniser la pensée22 ».

26Pour autant, la question du franchissement de ce silence se pose. Si Baudrillard se satisfait de ce qui met en cause l’hégémonie du logos, Elisabeth de Fontenay pose la question, en des termes somme toute relativement semblables à ceux de Gayatri Spivak sur les subalternes :

De quel droit s’autorisera-t-on pour rendre justice à ceux qui se taisent ? A quel titre, se mettant à leur place, les fera-t-on parler ? (Fontenay, 1998, p. 21).

27Fontenay constate la difficulté d’établir une histoire animale – contrairement aux subalternes, dont les historiens des Subaltern Studies ont pu reconstituer le récit23. Elle qualifie d’« inquiétant » le projet d’écrire « et donc de couvrir de phrases le mutisme écrasant des bêtes » (1998, p. 21). Elle refuse de prêter une « langue entravée » aux animaux même les plus familiers24.

Faire parler les bêtes : la littérature au défi

28Malgré cette apparente intransigeance, elle laisse tout comme Spivak une possibilité, celle de la littérature25. De fait, plus encore que dans le cas des subalternes, les langages animaux ne peuvent être compris, même si nous croyons pouvoir déchiffrer certains signaux, notamment, comme le fait remarquer Dominique Lestel, ceux des mammifères qui partagent des codes de communication avec notre espèce. Le chat qui miaule près de sa gamelle nous semble intelligible, mais rien ne garantit que son miaulement signifie ce que nous pensons26. Et que dire des moyens de communication qui diffèrent radicalement des nôtres, comme la danse des abeilles ou le langage des phéromones chez certains insectes ? Il est déjà malaisé de les concevoir en tant que système de communication ; quant à les comprendre... Les langages animaux demeurent opaques, de même que leur expérience du monde, comme le montre le philosophe Thomas Nagel (1974). Tout reste sujet à l’interprétation de l’homme, une interprétation dont il est plus que délicat de déterminer la justesse. Dans Les Origines animales de la culture (2001), Dominique Lestel estime ainsi que, dans le cas du passage d’un langage humain à un autre, il existe de bonnes et de mauvaises traductions, dont nous avons les moyens de discuter. Mais il n’y a rien de tel en éthologie, où règne le danger du non-sens, plus profond encore que celui du contresens. Ainsi, contrairement aux subalternes qui peuvent s’exprimer par et pour eux-mêmes lorsqu’ils le font à leurs propres conditions et selon leurs propres codes, le discours animal, s’il veut être diffusé au-delà de la barrière inter-espèces, doit forcément passer par une médiation humaine. La littérature (écrite ou orale) est sans doute la plus à même de transcender cette médiation, parce qu’elle peut imaginer d’autres langages et tenter de percer ce que le biologiste Jacob Von Uexküll a nommé les « mondes animaux » (Umwelt)27. Comme l’explique Jean-Christophe Bailly :

De ce qui arrive véritablement aux bêtes, nous ne savons pas grand-chose et même si nous pouvons nous le figurer vaguement, c’est à travers le filtre de nos propres impressions : or ce dont il faudrait pouvoir disposer, c’est d’une traduction de l’impression elle-même, c’est d’un accès aux modes d’existence et de durée des impressions et des sensations animales, autrement dit des moyens de nous figurer comme de l’intérieur la qualité et la forme des percepts et des émotions grâce auxquels la vie pour les animaux se déploie (2013, p. 85-86).

29Bailly ne renonce pas à la traduction, décrétée impossible par Lestel. Mais tous deux n’accordent pas la même signification au terme : pour Lestel, la traduction est une transposition exacte, équivalente de la parole animale. Pour Bailly, qui propose une véritable poétique de l’infinitif afin d’effleurer l’expérience animale28, la traduction est plus volatile, elle ne vise ni l’équivalence ni l’exactitude mais l’approche sans cesse fuyante du monde propre de l’animal, ce pourquoi elle est avant tout la « traduction d’une impression ». Ainsi, dans le cas des animaux comme dans celui des subalternes, la question de la traduction s’avère délicate, parce qu’elle vise une équivalence impossible. Mais si la parole subalterne risque d’être recouverte par le discours hégémonique, notamment, comme l’écrivait Chakrabarty (2000) dans le cas de la traduction des langues vernaculaires ou du passage de l’oral à l’écrit, la parole animale, elle, n’existe pas en tant que telle. Comment se substituer à ce manque ? Peut-on légitimement ôter aux animaux leur altérité irréductible au logos ?

30Ces dernières décennies, l’écriture animale s’est échappée du domaine de la littérature jeunesse où elle semblait cantonnée. Une multitude d’auteurs ont tenté de représenter les mondes propres des animaux, pratiquant cette traduction, cette tentative d’écriture animale dont parle Bailly29. Il serait fastidieux et inintéressant d’en établir une liste, mais nous pouvons néanmoins mentionner des ouvrages tels que Watership Down (1972) du précurseur Richard Adams, qui, tout en privilégiant un certain anthropomorphisme, invente un langage à part entière pour retranscrire le monde propre des lapins ; Mémoires de la jungle (2010) de Tristan Garcia, inintelligible pour avoir voulu restituer trop fidèlement l’expérience des grands singes ; ou l’Histoire du lion Personne (2016) de Stéphane Audeguy dont la quatrième de couverture s’ouvre sur les mots suivants :

Il est absolument impossible de raconter l’histoire d’un lion, parce qu’il y a une indignité à parler à la place de quiconque, surtout s’il s’agit d’un animal.

Il est absolument impossible de raconter l’histoire du lion Personne, qui vécut entre 1786 et 1796 d’abord au Sénégal, puis en France. Cependant, rien ne nous empêche d’essayer (2016, quatrième de couverture).

31Audeguy reprend le projet des Subaltern Studies en l’appliquant aux animaux. Aussitôt cependant, par une malicieuse pirouette, il transforme cette impossibilité en une invite, répondant de cette façon à Elisabeth de Fontenay.

32Comme Stéphane Audeguy, l’écrivain Wajdi Mouawad a tenté de reconstituer une histoire animale. Plus connu pour son travail de dramaturge et de metteur en scène, Mouawad est également l’auteur d’un roman, Anima (2012), qui raconte à travers le point de vue d’une multitude d’animaux les péripéties d’un homme dont la femme a été sauvagement assassinée. Dans cet ouvrage, Mouawad, qui a compilé de nombreuses sommes éthologiques, figure les mondes animaux dans toute leur diversité. Nourri par les réflexions d’Elisabeth de Fontenay et de Jean-Christophe Bailly, comme il l’a lui-même affirmé lors d’une discussion à l’occasion de l’événement Rencontrer l’animal30, il cherche à rendre aux bêtes une parole propre tout en questionnant leur rapport avec l’être humain. L’installation « Créature » réalisée en décembre 2015 au Château des ducs de Bretagne est à cet égard tout à fait digne d’attention, parce qu’elle entrelace la littérature et l’histoire naturelle, la plus proche des animaux. À cette occasion, Mouawad a tiré des collections du Muséum d’histoire naturelle des squelettes ou des corps empaillés de différentes espèces. Il les a ensuite disposés dans les salles du Château des ducs de Bretagne, qui fait office de musée d’histoire. Aux vestiges du passé nantais répondaient les vestiges des corps animaux, entretissant les histoires comme autant d’archives : le squelette de l’esturgeon faisait face au tableau représentant la pêche en Loire, l’ossature d’un girafon jouxtait les produits coloniaux. À côté de ces reliques d’animaux, des voix enregistrées narraient leur histoire, un peu comme si les animaux s’adressaient directement au visiteur. Ce choix de l’oralité, qui rappelle les littératures subalternes, traduisait ainsi de façon plus adéquate l’expérience de ceux qui n’ont jamais su lire ni écrire, d’autant plus que ces textes ont ensuite été commercialisés sous forme de CD et non de livre. De cette façon, Mouawad apprivoise en partie l’altérité irréductible au logos des bêtes. Dans la présentation de cette installation31, Mouawad affirme, contrairement à Elisabeth de Fontenay, que les animaux ont une histoire, « une histoire mystérieuse. » Il se demande ce que diraient les bêtes s’il leur était donné de raconter leur récit et s’interroge sur le bouleversement que cela pourrait induire dans notre rapport au monde qui nous entoure. Il demande enfin :

Pourquoi alors l’humain n’imaginerait-il pas la parole des bêtes, non pas par fantaisie mais pour donner la parole à ceux qui ne l’ont pas ? 

33Le constat de Mouawad fait écho à ceux d’Audeguy, de Bailly, mais aussi de Gayatri Spivak. Mais comment donner la parole à ceux qui ne l’ont pas sans la leur dérober ? Comment traduire leur expérience ?

34Dans certains de ses textes, Mouawad se concentre sur la fonction symbolique de l’animal et le dépouille alors de son altérité afin d’interpréter l’expérience humaine. Dans d’autres, il s’essaie à approcher véritablement l’expérience animale et adopte ce que les anthropologues Viveiros de Castro et Eduardo Kohn nomment le perspectivisme, à savoir la tentative d’adopter le point de vue de l’animal. Des efforts de traduction s’opèrent alors : le girafon embarqué dans la cale d’un bateau évoque « cette boîte qui flotte ». Les mots de la panthère se superposent à des rugissements, un peu comme si une traduction simultanée de son discours s’opérait. Cependant, ce perspectivisme connaît des limites : le girafon mentionne sa cage, une réalité qu’il n’est pas censé connaître, la panthère évoque des notions et des sensations plus humaines que félines. Elle se revendique surtout d’un silence (« je sais demeurer silencieuse », « et reine de la nuit, je laisse le silence m’envahir »), certes démenti par le double discours du rugissement et de la parole, qui rappelle néanmoins à quel point la parole des bêtes demeure inatteignable.

35Ce silence, comparable au « silence » subalterne dont Bhubhaneshwari est la métaphore, ne témoigne ainsi pas d’une absence de langage mais des échecs de sa traduction comme négation du grain de la langue de l’autre. Comme Spivak, Mouawad entrevoit un « terrain décolonisé » (dans les arts ou la littérature, notamment), non pas en parlant pour mais en témoignant de ce silence et des mécanismes qui visent à annihiler la parole subalterne. Sa tâche est, comme l’écrivait Spivak à propos des Subaltern Studies, « non pas de parler pour les subalternes, mais de travailler pour eux » (Spivak 2009b, p. 108). Comment dès lors ne pas admettre la cohérence de cette articulation subalternité/animalité et ne pas identifier les similarités tant dans la violence épistémique que dans les modes d’appropriation du discours et de découverte – tardive – de ses modes d’oppression ? On peut de fait s’interroger sur ce qui empêche d’entendre la formulation d’une révolte avec des mots, un langage, qui échappent à la rationalité du dominant, et par-là même d’interroger la condition d’être humain au prisme d’une hégémonie des espèces, quand nombre de modes de domination similaires dans leur expression sont minutieusement examinés. Ces questions méritent d’être posées, de même que celle de la virulence des réactions qu’elles suscitent.

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Notes   

1  Traduit par Matthieu Renault, revue Contretemps (2013).

2 Voir notamment Liguori, 2016.

3 Voir notamment Chatterjee 1993, où il identifie aux « fragments » de la nation les femmes, les hors castes et les petits paysans.

4 Guha (1982), Subaltern Studies I. Writing on South Asian History and Society.

5 Plus précisément neuf historiens (Ranajit Guha, Dipesh Chakrabarty, Gyanendra Pandey, Gyan Prakash, David Arnold, Shahid Amin, Gautam Bhadra, Sumit Sarkar et David Hardiman) et un politologue (Partha Chatterjee).

6 Voir notamment Pandey, 2001.

7  Mamadou Diouf, historien sénégalais dont les travaux portent sur les histoires subalternes du Sénégal étant par exemple le premier traducteur en français des Subaltern Studies. Voir Diouf, 1999.

8  Certains ouvrages récents ayant contribué à grand fracas à la décrédibiliser : voir notamment Bayart, 2010.

9 C’est d’ailleurs là l’une des critiques les plus fréquentes à l’entreprise de Guha, accusé de « mentalisme » en ce qu’il prétendrait pénétrer les consciences subalternes. Sur cette question, voir Pouchepadass, 2000.

10 Ainsi, de nombreux auteurs ayant écrit sur l’esclavage mettent en avant certains types de réactions induites par l’asservissement. Dans Le Quatrième Siècle (1964) ou Tout-Monde (1995), Édouard Glissant évoque le suicide des esclaves mais aussi la soumission dont ils pouvaient faire preuve. Patrick Chamoiseau, quant à lui, mentionne dans Texaco (1992) la nécessité d’avorter pour ne pas donner d’enfants à l’esclavage, ainsi que le suicide collectif des Indiens Caraïbes acculés à la servitude (L’Esclave vieil homme et le molosse, 1997). Or les comportements des animaux soumis à l’élevage ou prisonniers des zoos (automutilation, apathie, mères écrasant ou dévorant leurs petits...) peuvent rappeler en partie ceux des esclaves, sans qu’il soit néanmoins possible d’affirmer avec certitude s’il s’agit d’une forme de résistance consciente ou de comportements névrotiques induits par le stress. Pour Jean Baudrillard, ces comportements sont « suicidaires » : il y voit des « résistances » 1981, p. 191) et réfute l’explication névrotique. Enfin, nombre d’animaux tentent de s’échapper des abattoirs ou des camions qui les y acheminent, comme en témoignent les nombreux articles de la presse quotidienne régionale consacrés à ce sujet. De même, les éleveurs de bovins savent qu’il leur faudra de temps à autre aller à la recherche d’une partie du troupeau parti en baguenaude.

11 La notion de spécisme, popularisée par Peter Singer dans La Libération animale (1975), recouvre à la fois l’idée ancrée dans de nombreuses cultures d’une supériorité de l’homme sur l’animal mais aussi celle de la hiérarchisation des espèces animales entre elles, qui ne sont pas traitées de façon égale – il est par exemple moralement permis dans les cultures occidentales de manger du bœuf ou du porc mais pas du chien ou du chat.

12 Cette hiérarchie du vivant, largement héritée de la culture judéo-chrétienne en Occident (voir à ce sujet Larue, 2015) mais pas uniquement puisqu’on la retrouve par exemple chez Aristote, balise l’organisation des savoirs, particulièrement depuis les classifications mises en place par les naturalistes du XVIIIe siècle (Carl von Linné, Buffon, Jussieu...). Dans Comment pensent les forêts ? (2017), Eduardo Kohn contredit cette hiérarchie. Ces dernières décennies, elle a été particulièrement remise en cause en ce qui concerne les animaux, notamment à travers le concept de spécisme. Mais le zoocentrisme lui-même peut être critiqué, comme le montre le philosophe Emanuele Coccia en réfutant le mépris dont les plantes font l’objet et en expliquant de façon très convaincante dans La Vie des plantes (2016) que voir le monde à travers le prisme d’une telle hiérarchie empêche de saisir l’être-au-monde et ses différentes relationnalités.

13 Par exemple, l’article L214 du Code Rural (1976), qui a donné son nom à la célèbre association de lutte pour le bien-être animal, codifie les rapports de possession, mais interdit aussi « d’exercer des mauvais traitements envers les animaux domestiques ainsi qu’envers les animaux sauvages apprivoisés ou domestiqués ».

14  Les maltraitances envers les chats ou les chiens sont de moins en moins tolérées et font régulièrement l’objet de poursuites judiciaires. Les maltraitances envers les animaux d’élevage restent courantes, mais l’opinion publique s’en émeut de plus en plus, comme le montre le succès des campagnes de L214.

15  Sur la façon dont la dynamique évolutionnaire bâtit un réseau de signes dans le corps même de l’animal, voir Eduardo Kohn (2017).

16 Eduardo Kohn utilise le concept de « soi » et le définit comme le fait d’être soi-même (sans considération de ses relations en tant que sujet ou en tant qu’objet) et d’être capable d’interpréter les signes du monde : « outre la finitude, ce que nous partageons avec les jaguars et les autres sois vivants – qu’ils soient bactériens, floraux, fongiques ou animaux – est le fait que la façon dont nous nous représentons le monde environnant est d’une manière ou d’une autre constitutive de notre être » (2017, p. 26). Ce concept, aussi intéressant qu’il soit, nous semble difficile à appliquer dans le cas d’une réflexion sur les subalternités, qui impliquent précisément le fait d’être sujet ou objet.

17  Kohn reprend les catégories forgées par Peirce. Il définit le signe symbolique comme un signe proprement humain. Le signe symbolique est fondé sur une convention commune qui s’appuie sur tout un réseau de symboles : il renvoie donc à son objet de façon indirecte. Le signe symbolique peut ainsi désigner et exprimer des mondes absents. Il s’oppose au signe iconique (des signes qui partagent une certaine ressemblance avec ce qu’ils représentent) et au signe indiciel (des signes qui sont affectés par les choses qu’ils représentent ou corrélés avec celles-ci). Selon Kohn, les signes iconique et indiciel sont employés par tout le vivant, contrairement au signe symbolique. Si nous émettons quelques réserves sur le fait que la modalité symbolique soit exclusivement humaine – les éthologues commencent tout juste à déchiffrer les langages animaux et il semblerait, par exemple dans le cas des cétacés ou des grands primates, que la modalité symbolique ne soit pas nécessairement exclusive au monde humain – force est de constater que les animaux n’utilisent pas le langage de la même façon que les humains, ce qui explique la difficulté à déchiffrer les langages animaux. Par conséquent, il nous semble qu’il existe une véritable hégémonie du langage humain – Baudrillard évoque d’ailleurs « l’hégémonie des signes et du discours » (1981, p. 199) que brise le silence des bêtes.

18 « I think there is a connection between, and I can’t go further than this, the way we treat animals and the way we treat people who are at the bottom of the hierarchy (...) Look at the ways in which people who commit such violence on other human beings have often learned how to enjoy that by enacting violence on animals. So there are a lot of ways we can talk about this. », conférence disponible en ligne : <https://video.ucdavis.edu/media/Angela+Davis+Teach-InA+Angela+Davis+ %26+Student+Panel/0_g1t9aewg>

19 Voir à ce sujet Larue (2015).

20 « Dans tout cela, métaphore, cobaye, modèle, allégorie (sans oublier leur ‛valeur d’usage’ alimentaire), les bêtes tiennent un discours de rigueur. Nulle part elles ne parlent vraiment, puisqu’elles ne fournissent que les réponses qu’on leur demande » (Baudrillard, 1981, p. 199).

21 « Nous devons provincialiser le langage car nous confondons représentation et langage, et cette confusion s’immisce dans nos théories. Nous universalisons cette propension spécifiquement humaine en postulant d’abord que toute représentation est d’origine humaine et en supposant ensuite que toute représentation a des propriétés langagières. Ce qui devrait être considéré comme quelque chose d’unique fait au contraire le lit de nos présupposés sur la représentation. » (Kohn, 2017, p. 69).

22 Kohn emprunte ces termes à l’anthropologue Viveiros de Castro. Il faut, selon Kohn, décoloniser la pensée afin de voir que « penser n’est pas nécessairement circonscrit par le langage, le symbolique ou l’humain. » (2017, p. 69). Kohn explique que cela implique de reconsidérer qui dans ce monde a la faculté de se représenter des choses et ce qui compte comme représentation.

23 « Mais d’archives animales on ne trouve nul vestige, car les animaux ont encore moins d’histoire que ceux qui en sont le plus dépourvus. Les empreintes de leurs pieds, effluves, restes de leurs nids s’effacent vite et nous laissent aussi peu de traces que le vent. Quant à leur langage, il n’imprime pas plus de marques et ne construit aucune signification durable. Et même si l’on reconnaît que les animaux ont une histoire, il faut ajouter qu’elle consiste uniquement en celle de leurs rapports avec les hommes » (Fontenay, 1998, p. 21). S’il est possible de contredire quelques-unes des affirmations d’Elisabeth de Fontenay (le chant des baleines à bosse, repris d’année en année, conserverait, selon les spécialistes, les traces de tous les chants qui les ont précédés), force est de constater que l’histoire, qui est une construction humaine, ne peut être faite du point de vue des animaux. Fontenay cite Delort (1984). À ces références, nous pourrions ajouter celles du courant anglo-saxon de l’« history from below » animale et les travaux de Jason Hribal,Virginia Anderson, Juliet Clutton-Brock, Erica Fudge, Georgina M. Montgomery ou Linda Kalof par exemple. Toutefois, force est de constater, à l’instar d’Elisabeth de Fontenay, que ces histoires se limitent toujours à celles des rapports des animaux avec les humains. Erica Fudge fait d’ailleurs le même constat (2002).

24 « Car il ne saurait être question de guetter, même chez les bêtes les plus proches auxquelles ne manque que la parole (…) les signes d’une langue entravée qu’un Cyrano, un poète, un historien, un psychanalyste, un Aaron ou tout simplement une bienveillante grande personne pourrait mener à l’aveu de son sens » (Fontenay, 1998, p. 21).

25  « Pourtant, si l’on consentait à comparer l’acédie, ce péché mortel de mélancolie, cette ‟tristesse qui coupe la voix” comme l’écrit Thomas d’Aquin, avec la mélancolie qui s’attache selon Schelling à toute vie, avec ce ‟masque de souffrance posé sur la face de la nature, sur le visage des animaux”, on pourrait, prenant au sérieux la manière de raconter qui est celle des métamorphoses et des sortilèges, approcher d’un peu plus près le mutisme animal » (Fontenay, 1998, p. 21-22).

26  C’est aussi ce qu’indique le primatologue Frans de Waal : « Les appels des animaux ne signifient pas forcément ce que nous pensons qu’ils veulent dire : pour comprendre leur fonctionnement, il faudrait savoir comment ceux qui les écoutent les interprètent. De plus, n’oublions pas que la plupart des animaux n’apprennent pas leurs appels comme les humains apprennent les mots. Ils naissent avec eux. » (2016, p. 144).

27  Dans Mondes animaux et mondes humains (1934), Jacob Von Uexküll explique que chaque animal – l’homme y compris – évolue dans un monde propre (Umwelt), distinct de celui des autres espèces. Il construit cet univers par le biais de ses sens. Von Uexküll prend notamment l’exemple de la tique, qui est aveugle, sourde, mais perçoit ses proies par son odorat et par la sensibilité de sa peau à la lumière. La tique ne distingue pas un mammifère d’un autre, mais, en tant que tel, il revêt pour elle une signification particulière, qui en fait un objet intuitif. Eduardo Kohn développe cette idée d’un monde propre pour tous les sois vivants (pas seulement les animaux, contrairement à Von Uexküll), monde propre qui est construit par la représentation, mais qui entre constamment en résonance avec les mondes des autres sois.

28  « Là où les substantifs ou les adjectifs se démarquent comme des points, les infinitifs adviennent comme des lignes, ou font advenir des lignes, et ces lignes, non seulement on peut dire que les animaux les écrivent, mais aussi qu’on peut les suivre – et donc les lire, les déchiffrer. Voler ou nager, respirer, dormir, guetter, fuir, bondir, se cacher, et ainsi de suite, jusqu’à mourir : on voit bien qu’à travers cette forme verbale, quelque chose malgré tout de la vie et de la vivacité animales est attrapé : très peu sans doute, mais juste assez pour qu’à ce contact le verbe lui-même se recharge et s’entrouvre » (2013, p. 86).

29 Nous avons écarté de notre réflexion tous les récits (fables, contes...) qui transposent strictement l’expérience humaine chez l’animal – c’est par exemple le cas du Colloque des chiens de Cervantes, des Fables de La Fontaine, des Mémoires d’un âne de la comtesse de Ségur, etc. La traduction dont Bailly fait mention exige la prise en compte de l’expérience animale dans son altérité, ce dont on rencontre des prémices au cours du XXe siècle, chez Kafka notamment.

30 Cet événement, qui consistait en une série de spectacles, de conférences et de projections de films, a eu lieu au théâtre le Grand T à Nantes en mai 2013. La discussion mentionnée réunissait Wajdi Mouawad et Elisabeth de Fontenay.

31  Cette présentation a été reproduite sur la jaquette du CD.

Citation   

Anne Castaing et Elena Langlais, «Repenser les subalternités : des Subaltern Studies aux animalités », Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les numéros, mis à  jour le : 11/12/2018, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=1719.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Anne Castaing

Anne Castaing est chargée de recherche au CNRS (UMR CEIAS). Ses travaux portent sur les littératures indiennes modernes dans le champ des Subaltern Studies, des études postcoloniales et des études de genre.

Quelques mots à propos de :  Elena Langlais

Elena Langlais est agrégée de Lettres Modernes. Elle a soutenu une thèse de Littératures Comparées sur les modernités épiques à travers des textes indiens et français. Ses thèmes de recherches portent entre autres sur des questions liées à l’écocritique, plus particulièrement la question animale.