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Faquirezas du Brésil au XXème siècle: art de rue et corps performatif

Regina A. P. MÜLLER
décembre 2016

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.1442

Résumés   

Résumé

Pendant la première moitié du XXème siècle, le fakirisme, le plus souvent exécuté par des hommes, occupait une place importante dans les pages des journaux et revues en animant la vie culturelle des capitales et autres grandes villes brésiliennes. Tandis que les femmes fakir qui se dédiaient à l´art de la performance, genreinexistant pour la critique et l’histoire de l’art à cette époque,  restent encore un phénomène intriguant et presque inconnu. Notre étude a pour ambition de réfléchir au corps performatif à partir de sa relation avec le public et sur l’ambigüité du persona des femmes fakir, construit par leurs spectacles et leur représentation dans la presse. Il s’agit de thèmes et d’abordages que j’ai eu l’occasion de développer au cours de mes travaux sur l’art performatif et le genre et qui m’amenèrent à essayer d’établir, par le biais de cet article, un dialogue et des réflexions entre l’anthropologie de la performance et l’ethnoscénologie.

Abstract

In the first half of the 20th century, fakir presentation, mostly done by men, consistently occupied magazine and newspapers pages, having an impact on the entertainment scenery of the capitals and medium size cities all over Brazil. Although, the women fakirs, or “faquirezas”, as they were known in Brazil, was an almost unknown intrigued phenomenon. They were women devoted to the performance art, in a period of time were this genre was inexistent in the eyes of  art history. In this study I want to reflect about body performance relating to the public interaction and about the ambiguity of the woman fakir’s characters.  Those are themes and approaches that I have been developing in my studies about performance art and genre. Which created, in the present article, an attempt to established dialogues and reflections between anthropology of performance and ethnoscenology.

Resumo

Na primeira metade do século XX, o faquirismo principalmente realizado por homens ocupou de modo significativo as páginas de jornal e revistas e movimentou o cenário do entretenimento nas capitais e cidades de médio porte no Brasil. Entretanto, as apresentações das mulheres faquir, as “faquirezas” que se dedicaram à arte da performance, quando o gênero inexistia para a crítica e história da arte da época, constitui um fenômeno intrigante e quase desconhecido. Neste estudo, pretendo refletir sobre o corpo performático, do ponto de vista da relação com o público e sobre a ambiguidade da persona constituída pelo espetáculo das “faquirezas” e sua representação na imprensa. Trata-se de temas e abordagens que venho desenvolvendo em estudos sobre arte da performance e gênero, que geraram, na proposta do presente artigo, uma tentativa de realizar reflexões e estabelecer diálogo entre a antropologia da performance e a etnocenologia.

Index   

Index de mots-clés : genre, anthropologie de la performance, art performatif, ethnoscenologie, fakirisme.
Index by keyword : performance art, anthropology of  performance, genre, ethnoscenology, fakirism.
Índice de palavras-chaves : gênero, antropologia da performance, arte da performance, etnocenologia, faquirismo.

Texte intégral   

1Enterrées vivantes, entourées de serpents, assujetties à la faim, allongées sur des clous et en même temps belles, blondes, odalisques, vedettes. Les femmes connues comme faquirezas1 se produisaient dans les rues de São Paulo et d’autres villes du Brésil dans les années 20 puis dans les années 50 sur des scènes improvisées, attirant l’attention d’un public nombreux.

2Au cours de ces représentations elles restaient sans se nourrir pendant 10 à 40 jours, généralement dans des caisses de verre, sur un matelas de clous ou de verre pilé qu’elles partageaient avec les serpents. Ces représentations avaient généralement lieu dans un endroit public, en général dans la rue, et étaient signalées par une baraque ou un chapiteau.

3Pendant cette première moitié du XXème siècle, le fakirisme, le plus souvent exécuté par des hommes, occupait une place importante dans les pages des journaux et revues en animant la vie culturelle des capitales et autres grandes villes brésiliennes.

4A l’inverse, on peut affirmer que les femmes fakirs constituent un phénomène intriguant et presque inconnu que le livre  Clou dans la chair, célébrité et faim, le fakirisme féminin au Brésil  d’Alberto de Oliveira et Alberto Camarero2 met en lumière en réunissant des fragments de l’histoire de vie de onze femmes qui se dédièrent à l’art de la performance à une époque où le genre féminin était inexistant pour la critique et l’histoire de l’art.

5Outre la recherche sur un vaste corpus réunis au fil des revues et journaux dont l’organisation nous offre une description fouillée du fakirisme au Brésil au XXème siècle, cet ouvrage présente une approche pertinente de certains aspects esthétiques de ces authentiques spectacles de rue.

6On y trouve la description des urnes de verre ou de cristal, les annonces des présentateurs cherchant à divulguer le caractère à la fois exotique et solennel de l’installation qui accompagnait la performance, ou encore les costumes qui n’étaient pas sans rappeler ceux des acteurs de cabaret comme l’odalisque, les juste-au-corps de satin noir, les costumes arabes et égyptiens, entre autres. Il s’agit d’un matériel d’un grand intérêt pour l’analyse des marqueurs formels de ce type de discours du corps performatif. Tout aussi importantes pour notre sujet sont les descriptions des transformations par lesquelles passaient ces femmes d’une grande beauté alors abattues par la souffrance physique à laquelle elles se soumettaient. On y trouve des détails sur la manière dont elles accédaient au « cercueil-installation » dans lequel elles étaient enfermées : à l’aide d’échelles faites de sabres aiguisés sur lesquelles elles faisaient des acrobaties. Tout ceci nous offre une ethnographie des choix d’éléments scéniques et d’expression corporelle qui font d’elles de véritables précurseurs des artistes de performance contemporains.

7Notre étude a pour objectif de proposer une réflexion sur le corps performatif à partir de sa relation avec le public et sur l’ambigüité du persona constitué par le spectacle des femmes fakirs et leur représentation dans la presse : femme enterrée vivante, bestiale par son intimité avec les serpents, quasiment inhumaine car défiant les conditions primaires de la survie de l’homme, mais en même temps belle et séductrice.

8Nous évoquerons des thèmes et des abordages que j’ai eu l’occasion de développer au cours de mes travaux sur l’art de la performance et le genre et qui m’amenèrent à essayer d’établir, par le biais de cet article, un dialogue et des réflexions entre l’anthropologie de la performance et l’ethnoscénologie.

9Pradier (2012), théoricien de l’ethnoscénologie, est l’auteur d’un article intéressant pour les réflexions liées à notre étude, centré sur le thème du « corps en scène » et de la perception du public. Intéressant car pour lui, la notion de perception est conçue comme la manière dont celui qui observe se reconnait et se projette sur le corps de l’autre, de celui qui s’exhibe.

10Pour l’auteur, le phénomène primaire universel, dans toute situation, d’une relation qui s’établit entre un corps actif  – «  un corps agissant , celui du performeur » – et  « un corps percevant , celui du regardant  (...) trouve une expression paroxystique dans ce que nous appelons les arts du spectacle vivant » (Pradier, 2012, p.130.) Et c’est à partir de cas similaires au spectacle des femmes fakirs, d’exhibition performative du corps en temps réel et en public, que Pradier annonce le cœur de son analyse dans cette étude : «Mon propos aujourd’hui est de vous intéresser au corps percevant à partir de deux cas concrets ; c’est-à-dire au corps du regardant, qui fabrique en lui-même l’image qu’il a du corps agissant perçu. » (Pradier, idem).

11Les deux cas qu’il présente « (...) portent sur la mise en scène de corps féminins à des fins à la fois commerciales et scientifiques. » L’un d’eux est celui de Vénus de Hottentote, Sawtche  de son nom d´origine, née dans les colonies hollandaises du Cap de Bonne Espérance autour de l’an 1770 (idem, p.131.) Exhibé, son corps était marqué par les caractéristiques de la « stéatopygie » (obésité localisée à l’arrière-train) et de la «macronymphie» (développement anormal en longueur et volume des nymphes ou petites lèvres), lesquelles «... ont été prioritairement retenues dans la construction de la légende hottentote élaborée par la majorité des voyageurs » (idem, p.132.) Toujours selon Pradier, «exhibée comme une femelle sauvage, à la façon des  freaks  , ironiquement célèbre sous le sobriquet de Vénus Hottentote, elle fascine les publics les plus divers». (idem, p.133)

12Ces démonstrations engendrèrent une vive curiosité dans la société européenne, notamment française, des XIXème et XXème siècles (idem, ibidem).

13Cet aspect freak constitue une autre similitude importante entre le cas de Vénus de Hottentote et celui des femmes fakirs, auxquelles l’enfermement dans des caisses en compagnie de serpents, privées de nourriture, conférait une condition animalesque, non-humaine, les rapprochant du monde des morts et des bêtes. C’est ici que ce situe le cœur de la compréhension du corps qui perçoit et construit son image à partir du corps de l’observé, objet de notre étude. Sur cette base, je chercherai à révéler la manière dont, dans notre cas, le regard admirateur modelait ce corps féminin soumis à l’immolation et à la curiosité publique.

14Le phénomène du fakirisme brésilien dans les arts du divertissement du XXème siècle fit son apparition au XXème siècle et connut son apogée dans les années 50. Le livre traite de ces deux périodes, dès lors que la source de cette ethnographie, la presse écrite (journaux et revues), présente un corpus concentré entre ces deux décennies et se caractérise par une quasi absence dans les années 30 et 40 – en tous cas s’agissant du Brésil. Au cours de la première phase, l’expression faquireza (femme fakir) n’existait pas. En 1928, dans le troisième cas abordé par le livre par ordre chronologique, on trouve l’expression «jejuadora» (exhibitionniste de jeûne) ou «femme fakir» (Arady Rezende).

15Les preuves que certaines artistes se soumettaient à ce type de spectacles de sacrifice de la chair au cours de cette décennie, sont alors le jeûne, le fait d’être «enterrée vivante » et, dans le cas du fakirisme masculin, la crucifixion. Dans les années 50, alors que surgit le mot faquireza, d’autres éléments spectaculaires s’ajoutèrent au corps exhibé et soumis à la faim : la caisse en verre, le matelas de clous ou de verre pilé et la présence de serpents. Pour les auteurs, la formule de ces exhibitions changea radicalement entre ces deux époques :

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toujours à la manière des épreuves auxquelles se soumettaient les fakirs de sexe masculin qui se produisaient au Brésil (qui eux-mêmes suivaient le modèle d’exhibition suivi par les fakirs étrangers – principalement français à partir des années 50.) Outre l’accroissement significatif de la période de jeûne – huit ou dix jours n’étaient plus à même d’impressionner le public -, il était nécessaire de faire plus que supporter la faim pour démontrer sa résistance physique : ainsi, le matelas de clous ou de verre pilé soumettait le fakir à la torture et à la douleur (Camarero, Oliveira, 2015,p.70.)

17Les clichés de femmes fakirs prises par les photographes dans leur caisse de « torture » peuvent révéler les corps construits dans cette relation entre l’observé et l’observateur. Resplendissantes lorsqu’on les enfermait dans leur caisse au début de l’épreuve, fragiles et malades lorsqu’on les en retirait à sa conclusion,  l’opposition entre la beauté et la santé et l’état de maigreur et de victime de l’autopunition est une constante dans les divers reportages de la presse de l’époque. Notons que le flux principal du public avait lieu à ces deux moments : l’entrée et la sortie de la caisse. Le public se délectait de ces moments spectaculaires et dramatiques, de leur bravoure d’être enfermées vivantes sur des clous en compagnie de serpents et du défi de battre des records de jeûne, condition fondamentale à la survie de l’homme. Au cours de l’épreuve, les visiteurs faisaient montre de solidarité, de compassion face au sacrifice corporel, et du plaisir d’assister à une auto-flagellation qui était couronnée, de toute manière, par un succès comparable à celui des grandes actrices des spectacles de revue cabaret.

18Le succès que les femmes fakirs rencontrèrent à cette époque nous invite à une réflexion inspirée de la proposition de Pradier qui soulignait, selon Grotowski, que « (...) d’une  certaine manière, le spectacle apparaît non pas sur scène mais dans la perception du spectateur. » (Pradier, 2012, p.131.)

19La description dans un article du journal O Dia du 24 novembre 1957 de la relation du public avec la fakir Yone ouvre ainsi une fenêtre sur la compréhension du succès de ces spectacles de rue:

C’est surtout Yone qui attire la curiosité des passants, fascinés de voir cette charmante demoiselle enfermée dans une urne de verre, allongée sur un matelas de clous en compagnie de dangereux serpents. Les gens qui arrivent restent d’abord stupéfaits face au spectacle qui se déroule sous leurs yeux. Ils observent avec attention Lookan et Yone, comme s’ils n’en croyaient pas leurs yeux. Souvent, une femme émue par la situation de la fakir, très diminuée, fond en larmes. D’autres préfèrent prier en silence, ou encore toucher de leurs mains l’urne de Yone ou de Lookan (Camarero, Oliveira, 2015, p.175)

20Dans un autre extrait, on lit la description suivante issue du Jornal do Brasil du 18 février 1934: « Des milliers de curieux payèrent les cinq centimes d’entrée, menés par le plaisir incompréhensible de voir une femme s’interdisant volontairement de boire et de manger » (idem, p.63.)

21Les clichés des photographes et les témoignages des artistes nous indiquent que le fait de se soumettre à ces conditions constituait un spectacle de sacrifice d’un corps beau et pas d’un corps condamné à la douleur et à la souffrance. Les photographies montrent en effet le spectacle de l’exhibition de corps en pleine condition de faire preuve de leurs qualités positives. Corps subordonnés cependant à la pratique d’adeptes, par nécessité professionnelle ou à la recherche du plaisir, pour le sport3 ou pour l’art, influencés par un destin ou une prédestinée invariablement décrite dans les histoires de vie retranscrites dans les reportages. Le témoignage de la fakir Rossana illustre cette fréquente exégèse chez les femmes fakirs :

Je ne pense qu’à réussir l’épreuve. J’ai toujours voulu être fakir. Enfant, j’étais déjà fascinée par le fakirisme. Mes parents souhaitaient que je fasse des études de professeure; j’ai étudié jusqu’au collège mais ma vocation était ailleurs, comme vous pouvez le constater. J’ai été la disciple de Silki, à qui je dois beaucoup. Toutes mes pensées sont tournées vers la réussite de cette épreuve, et je pense que je ne décevrai pas (idem, p. 96.)

22Cette pratique était défendue par ses adeptes comme un moyen de gagner leur vie et expliquée comme une tendance innée à rechercher, depuis la naissance, cet état d’auto-flagellation qu’elles comparaient parfois à celui des religieux hindouistes.

23On lira dans le quotidien le Diário Carioca les commentaires sur l’épreuve de la fakir Rossana, qui face à son collègue Silki, un homme fakir, avait

l’avantage d’exhiber, au-delà du sacrifice personnel, le spectacle d’une jeune femme notoirement charmante dédiée à une manière de vivre inhabituelle et dont le renoncement à la vanité naturelle d’une belle femme est un facteur aggravant pour toutes les autres souffrances que les sévices physiques peuvent occasionner pendant cette épreuve (idem, p. 94.)

24Le contrôle de soi, la discipline, l’art de jeûner et même le reversement des bénéfices à des causes humanitaires, autant de valeurs diffusées dans ces témoignages et interviews, formant un idéal qui préparait le corps de l’observateur à se projeter sur le corps immolé des femmes fakirs. Une perception informée par le discours, en l’occurrence une théorie du fakirisme, dotée de valeurs et d’une exégèse composant un ensemble d’idées communes à ces pratiquants renvoyant à leurs collègues étrangers, notamment français. Les métropoles brésiliennes qui débutaient leur processus d’industrialisation de l’économie et d’urbanisation, recevaient l’influence de l’esthétique européenne comme celle de l’orientalisme dans les divertissements populaires, comme en témoignent les figures des femmes fakirs et des exhibitionnismes de jeûne indiens. Un pas seulement les séparait du milieu des figures burlesques des vedettes glamoureuses des revuescabarets brésiliens.

25Le public des spectacles de rue dans ces métropoles était composé de manière à faire des représentations des femmes fakirs un succès commercial et un genre de divertissement qui fut marqué par la présence de politiciens et autres personnalités de premier ordre. Adhemar de Barros, maire de São Paulo puis gouverneur de l’état du même nom, se rendait aux spectacles de fakirisme, envoyant selon le journal O Dia un représentant pour encourager Yone. Dans cet extrait du reportage, on relate aussi que « c’est avec la même intention que les habitants de Paracatu, ville natale de Yone, envoyèrent à son chapiteau une longue liste de nomsde personnes qui l’encourageaient dans cette épreuve. Il ne s’agissait pas moins de dix pages de papier par lesquelles les habitants de cette ville minière progressiste exposaient leur désir que Yonne sorte indemne de ce grand marathon de torture » (Camarero, Oliveira, idem, p.177.) Des personnalités du monde sportif faisaient aussi des déclarations dans les journaux à ce sujet, comme par exemple le célèbre joueur de football Mazzola dans le journal O Dia, en Janvier 1958 (idem, p.182.)

26A l’opposé de ces articles, on en trouvait cependant d’autres qui s’opposaient à l’altruisme que les fakirs propageaient et exhibaient au cours de leurs épreuves. Recouper les reportages de représentations avec ceux liés aux événements biographiques des fakirs, souvent dans les pages policières des journaux de l’époque, conduit les auteurs à dire que « l’aura de mystère et de tragédie qu’elles exhibaient dans les épreuves de jeûne marquait leur vie personnelle. » Rossana se suicida et Arady Rezende mourut dans un hôpital psychiatrique. L’oubli dans lequel elles étaient reléguées après une courte période de gloire et de visibilité médiatique, additionné dans bien des cas à des épisodes de vie immoraux constituent invariablement une autre marque de la trajectoire de ces artistes performatifs, selon les auteurs.

27D’un autre côté, le livre réunit des textes démontrant qu’elles furent aussi considérées comme symboles d’affirmation de l’égalité des droits des femmes.

28Certaines manifestations de la presse conférèrent à l’art des femmes fakirs une valeur politique de défense des idéaux de liberté et d’affirmation du mouvement féministe que l’on peut qualifier de naissant dans le milieu artistique brésilien du début du XXème siècle.

29Dans un article du journal A Noite de Rio de Janeiro daté du 16 décembre 1922, on peut lire que Rose Rogé « est la principale et plus intéressante nouveauté de l’époque. Avec sa première exhibitionniste de jeûne, le féminisme fait un pas de plus vers ses idéaux de liberté ». Le chapitre dédié à celle que les auteurs considèrent comme l’une des premières femmes fakirs du Brésil apporte en outre des articles et annonces journalistiques contenant des informations sur sa trajectoire professionnelle (couturière, propriétaire d’une pension, et fakir). On y trouve aussi des reportages sur des scandales, notamment des informations obtenues auprès d’un commissariat de police. Les reportages semblent suggérer que Rose Rogé se serait tournée vers la profession de fakir pour échapper à la situation de misère dans laquelle elle se trouvait.

30Le cas de Marciana illustre aussi l’association avec des faits criminels, comme  l’enlèvement d’enfants couvert par les journauxFolha da Manhã et Folha da Noite, entre le 10 et le 30 avril 1959. L’année précédente, un reportage du journal Última Hora qui couvrait une épreuve de jeûne auquel elle allait se soumettre reportait qu’elle avait quitté sa ville natale « avec une idée fixe : remplacer le fakir Silki aussitôt que celui-ci aurait terminé son jeûne qui lui rapporterait des millions » (idem, p. 198).

31Dans les disputes entre fakirs, les accusations de mystification étaient monnaie courante. Faisant référence à Marciana, Yone aurait notamment accordé une interview au journal O Dia intitulée « La femme qui jeûne mange même des pâtes » (idem, p.200). Dans ce monde, les acteurs des spectacles de rue faisaient partie de la même catégorie que les artistes de cirque quand il s’agissait de la morale douteuse dont ils étaient accusés. La noblesse d’une pratique courageuse, féministe, artistique et professionnelle du fakirisme était parfois affectée par des histoires de vie comme celle de Marciana, qui prit part à la vie du cirque et fut effectivement condamnée pour l’enlèvement des enfants.

32Dans la vie comme dans leur art, les biographies des femmes fakirs relatées par les auteurs à partir de nouvelles issues des journaux et d’une intense recherche dans des archives publiques et les mairies mènent souvent à des récits de nature policière, illustrant des situations ambigües se déclinant dans de nombreux cas comme celui-ci : il arrivait que les femmes fakirs soient issues de troupes de danseurs. C’était le cas de Verinha, originaire de l’état du Pernambuco. En 1958, elle s’installa dans l’état de Rio de Janeiro pour s’y présenter comme danseuse de frevo. Elle transita alors entre le Rio et l’état de São Paulo, ajoutant à son répertoire artistique des numéros de fakir (idem, p. 213-217.) Elle connaitra un grand succès dans la province de São Paulo, attirant parmi les très nombreux spectateurs des hommes politiques et de célèbres artistes comme Mazzaropi, et bénéficiant d’une large couverture de la presse. Cependant, à l’instar de certaines de ses collègues, elle finira par apparaître aussi dans la rubrique criminelle en raison d’un vol de bijoux. Les mystifications n’étaient pas l’apanage des fakirs entre eux. Elles firent aussi l’objet de nombreux articles de journaux, comme celui-ci issu de Diario da Noite en date du 7 mai 1955 :

Le salon du numéro 520 avenue São João, où se donnait le spectacle d’une femme enfermée dans une urne de verre affirmant vouloir rester sans se nourrir pendant 28 jours, se mit en ébullition lorsque quelqu’un accusa le fakir responsable du spectacle de tromper le public, dès lors qu’il alimentait la demoiselle et lui permettait de se lever, pendant la nuit, de son matelas de clous (idem, p.80).

33La dernière fakir présentée, Suzi King, apparut à de nombreuses reprises dans les journaux en raison de scandales impliquant des agressions physiques perpétuées par ses serpents contre les policiers appelés après qu’on se soit plaint des manières étranges qui étaient les siennes dans sa chambre d’hôtel. Elle aurait aussi provoqué une commotion en annonçant son numéro de fakir montée sur un cheval, à moitié nue, dans les rues de Rio de Janeiro (idem, p. 261.)

34Durant une épreuve de jeûne en 1959, les journaux firent état de nombreux incidents qui illustraient d’avantage un état de décadence morale et de discrédit que l’admiration autrefois vouée aux femmes fakirs. Reproduisant les articles consacrés à Suzi King, les auteurs en arrivent à la conclusion que ce type de spectacles souffrit de sérieux dommages au fil du temps.

A l’inverse des premières femmes fakirs célébrées comme des héroïnes, l’image de Suzy King véhiculée dans les médias est celle d’une anti-héroïne. Une brève publiée dans l’édition de São Paulo du journal Última Hora le 20 mars affirme par exemple qu’elle cherchait à « exploiter le peuple avec un spectacle de jeûne, du genre bien huilé » (idem, p.270.)

35La beauté du corps soumis à la torture, le discours de courage, les valeurs humanitaires, la discipline et l’amour de l’art disparaissaient des textes journalistiques qui donnaient une place prépondérante au côté obscur et moins noble de la vie de ces femmes.

36Mais les deux aspects du persona de la faquireza, sa performance ambigüe de martyre, d’héroïne et criminelle, en d’autres termes son audace d’effacer les limites entre le domaine du permis et du réglé et celui de l’interdit et du non réglé semblent avoir été toujours présents, selon l’ethnographie établie par le livre.

37La femme fakir, représentante du «sexe faible », défiait le pouvoir masculin de la force, l’établi, en se soumettant à la faim. Celle-ci pouvait les conduire à la mort, mais elle gagnait presque toujours et, à la date prévue, était libérée vivante de sa prison et de son sacrifice.

38Être emprisonnée, enfermée dans une caisse sans espoir d’être sauvée, menacée par des serpents et fragilisée par la torture des clous sur lesquels elles s’allongeaient, tout ceci illustrait l’ambigüité d’incarner à la fois la beauté fragile et la force physique qui résistent aux tortures et au danger de mort. La fascination du public n’était cependant pas due uniquement à l’ambigüité construite par les témoignages des artistes et les textes journalistiques. Elle résidait avant tout dans la forme expressive de la performance : spectaculaire et glamoureux, où le satin, les caisses en verre et les chevelures blondes étaient des éléments récurrents. En elle réside une force, une sensualité qui séduit et qui à la place de la pitié inspirée par le martyr, réveille un désir pour l’abject, pour l’étrange, pour la déviance face à la règle, pour la négation des limites, pour le désordre, la saleté et le sexe.

39Si l’ouvrage ici étudié aborde la vie intrigante de ces femmes, soulignant des données de leur vie personnelle de la même manière que la presse les intégrait aux articles sur leurs performances artistiques, les descriptions détaillées d’éléments plastiques, performatifs et visuels (vêtements et objets) qui faisaient partie de ces articles recueillis dans le livre sont tout aussi importantes pour la réflexion conduite dans notre étude. Elles présentent en effet un abordage intéressant des aspects esthétiques de ces spectacles de rue. Comme nous le rappelle Langdon (1996), plus que sur le contenu sémantique, les études de performance se focalisent sur l’esthétique, c'est-à-dire la forme à travers laquelle les événements sont vécus, perçus et racontés.

40En nous basant dorénavant sur l’anthropologie de la performance, nous examinerons ces éléments de manière à compléter notre étude par une réflexion sur la manière dont la construction d’un corps, celui de l’observateur projeté sur l’observé, n’est pas dépourvue d’ambigüités. Dans ce contexte théorique, c’est le concept de collision propre au processus cinématographique du montage qui nous aidera à répondre à cette question. (Dawsey, 2012)

41Nous avons déjà affirmé l’importance pour notre article des descriptions sur les transformations par lesquelles ces jolies femmes passaient, abattues ou pas par les souffrances physiques infligées, mais dont l’apparence corporelle constituait toujours l’une des principales attractions pour le public.

Déjà rendue à son quatorzième jour de jeûne et de torture, allongée sur du verre pilé parmi les serpents, la belle et blonde Rossana, vêtue d’un simple juste-au-corps de danseuse, continue à démentir les incrédules qui ne croyaient pas à la capacité féminine d’auto-flagellation. Indépendamment des motifs qui conduisirent Rossana à s’enfermer dans cette urne, celle-ci montre une volonté de fer surprenante venant d’une si jeune et ravissante créature (Camarero,Oliveira, 2015, p.98.)

42On lira aussi, sur la fakir Mara:

L’étrange conservation de la beauté et de la grâce de la fakir Mara est un fait qui intrigue et surprend tout un chacun. Rendue aujourd’hui à son quarantième jour de faim et de tortures, surveillée par la police de vigilance, la fakir blonde maintient intactes toute la splendeur et la volupté qui lui valent de nombreux admirateurs qui viennent vérifier que chaque jour qui passe Mara, malgré l’amaigrissement, est toujours plus séduisante. Même si son état général, marqué selon son médecin assistant d’asthénie et de sèchement de la peau - ce qui démontre de fortes carences en termes de protéines et vitamines -, sa beauté, comme un miracle, se présente éblouissante aux yeux de tous (Journal A Noite, 27 décembre 1956)  (idem, p. 130.)

43La description récurrente du costume, la retranscription des gestes visant à entrer dans la caisse et s’envelopper des serpents et la décoration de l’installation elle-même, espace scénographique de l’épreuve, constituent un apport fondamental pour que nous puissions nous livrer à l’analyse envisagée.

44Les auteurs identifient à ce sujet des «éléments classiques» des femmes fakirs brésiliennes :

 (...) Rossana, (...) portait en elle tout ce que l’on peut qualifier d’éléments classiques des femmes fakirs brésiliennes – les cheveux blonds (même si décolorés), la caisse en verre, le matelas de clous ou de verre pilé (Rossana optait pour la seconde option), les serpents, ainsi qu’une vie personnelle mouvementée (idem, p.84.)

45Toujours à propos de Rossana, ils indiquent que « (…) le 28 janvier 1955, comme en témoignera plus tard le journal Diário Carioca, Rossana commença sa première épreuve de jeûne d’une durée de vingt jours à Belo Horizonte, dans la rue Carijós  avec la tendre compagnie de deux serpents, déguisée en odalisque, sur un matelas exotique fait de verre pilé » (idem, p.85.)

46Pour ces représentations à Rio de Janeiro, Rossana effectuera une réelle recherche sur le meilleur costume pour les épreuves de jeûne, comme en témoignent les journaux de l’époque :

Intitulé « La fakir va jeûner en juste-au-corps », le reportage du journal A Noite montrait une photographie de Rossana en juste-au-corps, la légende expliquant qu’elle en essayait un certain nombre pour s’habituer au futur habit professionnel (idem, p.91.)

47Le costume de la fakir était sans aucun doute l’objet d’une grande attention pour composer l’exhibition de ce corps en performance. Comme nous l’avons évoqué précédemment, le caractère exotique du personnage renvoyant à des références liées à la culture orientale peut être observé dans le cas de la présentation de Zaida, dont le compte-rendu du journal Diário da Noite du 3 mars 1951 affirme : « On l’enferma dans une caisse en cristal, habillée de vêtements arabes, où elle resta jour et nuit sans se nourrir » (idem, p.68.)

48La propre présentationde Suzi King confirme le profil d’activités d’une artiste dévouée à ce type de performance : « La jeune femme expliqua alors : elle était danseuse professionnelle, artiste de radio et de télévision à Rio de Janeiro où elle se présente dans des numéros exotiques, chantant et dansant avec des dizaines de serpents » (idem, p.246.)

49L’importance des médias, en l’occurrence de la presse, dans la préparation de l’observateur pour se projeter et percevoirle corps en performance à partir de la construction de l’image de soi-même, comme l’affirme Pradier, est largement démontrée dans le livre des femmes fakirs. La richesse de détails dans la description des costumes et l’illustration par des photos sont complétées par de nombreuses images de « l’urne en verre » ou du « sarcophage de cristal », noms préférés pour le principal élément scénographique des présentations. On compte dans cet ouvrage quatre-vingt quinze photographies, dont une grande partie illustre la pièce principale de la torture à laquelle elles étaient soumises en plus de la privation de nourriture : l’urne de verre dans laquelle elles étaient enfermées et le matelas de clous. D’un côté le corps enfermé vivant, immolé, flagellé, répugnant de par l’intimité avec les serpents et de l’autre, le corps séducteur d’odalisques vêtues de satin, vedettes blondes et sensuelles.

50Nous cherchons à démontrer ici de quelle manière la production visuelle du phénomène des femmes fakirs réaffirme l’ambigüité constitutive de ce persona faquirezaqui habitait l’imaginaire de ces foules urbaines de spectateurs.

51L’étude de Dawsey basée sur le concept de collision et de montage (Eisenstein)4 portant sur la construction du corps chez ces femmes du «buraco do capeta »(impasse du diable), surnom donné à un quartier que l’auteur appelle « Jardim das Flores» dans une ville de province de l’état de São Paulo, nous sert de base pour cette proposition.

52Les fidèles de Notre-Dame Aparecida, venus de « l’impasse du diable », vivent par la procession au cours de laquelle ils portent l’image sacrée, l’expérience d’un décalage de la sainte du sacré vers le profane. Parmi les rues de la ville, la cathédrale et la fête-foraine constituent les espaces de cette expérience. Dans la fête foraine, la femme loup-garou représente l’image mise en opposition contre celle de la sainte. « A la manière du montage cinématographique des films de Sergueï Eisenstein, les plans entrent en collision » (Dawsey, 2012, p.50.) Les femmes du Jardim das Flores que l’auteur accompagne dans leur rituel de dévotion auraient décrit leur comportement parfois soudain, marqué par de véritables mutations provoquées par les fortes émotions liées à une vie marquée par l’adversité, comme quelque chose de comparable au loup-garou. L’admiration de l’une d’elles pour Jeanne D’Arc  ( «… femme guerrière ! Voilà une vraie femme, une sainte ! Elle n’avait peur d’aucun homme ! Elle mettait son armure et allait au front de la bataille défendre son peuple ») suggère aussi à l’auteur la superposition de deux images : la sainte et la femme qui tue (idem, ibidem). Dans la dévotion à Notre-Dame le rituel et la liturgie vont dans le sens d’une séparation entre le sacré et le profane par le décalage et dans le but de «composer l’image de la sainte». Mais dans le quotidien du Jardim das Flores, le masque change et cette figure prend la forme de la « sainte qui tue ». Par la collision des images de Notre-Dame Aparecida et de la femme loup-garou, l’expérience effectue un montage, conférant à la vie quotidienne ce qui est séparé par le rituel religieux pour obtenir un corps (Dawsey, idem, p.55.)

53La brève apogée des représentations de femmes fakirs au cours des années 1950 et leur succès en termes de fréquentation peuvent justement être compris à partir de l’ambigüité constitutive du  persona faquirezaet d’un corps construit (montage) par la collision. Au commencement du processus d’industrialisation de l’économie, qui fit de la vie urbaine des métropoles le pôle à partir duquel se diffusaient les valeurs et comportements contemporains, un profil féminin défiant l’hégémonie masculine par des démonstrations de force et d’autodétermination, propre à une modernité naissante des coutumes, aurait sûrement pu servir à amplifier les dispositifs de communication sociale qui l’avaient engendré.

54On peut en outre considérer que dans ce contexte socioculturel à mi-chemin entre l’économie rurale et le processus d’urbanisation de la société, un hiatus en termes de valeurs éthiques et morales ouvrit un espace pour la recherche d’une auto-reconnaissance dépourvue de paramètres prédéterminés, comme l’illustre en quelque sorte cette image féminine audacieuse.

55Entre le sacré et le profane, la martyre et la vedette, la sainte et la criminelle, l’artiste et la charlatane, collision dans le montage d’un corps perçu comme un et intégré, réside peut-être l’expérience du spectateur du fakirisme féminin, auquel les artistes de performance auront peut être transmis le courage pour affronter les temps incertains d’une société en transformation.

Bibliographie   

CAMARERO, Alberto, OLIVEIRA, Alberto,  Cravo na Carne: fama e fome, o faquirismo feminino no Brasil, São Paulo: Veneta, 2015

DAWSEY, John Cowart, «Ritos de passagem de nossa senhora: Corpo e montagem» in Anais do Encontro Internacional de Antropologia e Performance ( EIAP), São Paulo: Napedra:FFLCH-DA/USP,IA/UNICAMP, 2012,p.49-57.

LANGDON, Esther Jean, «Performance e preocupações pós-modernas em antropologia» in TEIXEIRA, João Gabriel L.C.(Org.), Performáticos, performance e sociedade, Brasília:Editora da Universidade de Brasília, 1996, p.23-29

PRADIER, Jean-Marie, «Corps en scène: la passion du regard» in Anais do Encontro Internacional de Antropologia e Performance (EIAP), São Paulo: Napedra:FFLCH-DA/USP,IA/UNICAMP, 2012, p.130-148.

Notes   

1  Néoligisme portugais brésilien qui correspondrait au néologisme possible en français fakiresse

2  CAMARERO, Alberto, OLIVEIRA, Alberto, Cravo na Carne: fama e fome, o faquirismo feminino noBrasil, SãoPaulo: Veneta,2015

3  Le journal Folha da Tardepublia une longue interview de Yone intitulee “ Vivre de la faim – Le jeûne, la dernière mode des sports professionnels » (Camarero, Oliveira, 2015, p. 166)

4  Dawsey cite Eisenstein: “Qu’est-ce qui caractérise alors le montage et, par conséquent, sa cellule – le plan ? La collision. Le conflit de deux pièces en opposition entre elles. Le conflit. La collision. » (apud Dawsey, 2012, p.50.)

Citation   

Regina A. P. MÜLLER, «Faquirezas du Brésil au XXème siècle: art de rue et corps performatif», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Théma, mis à  jour le : 25/12/2016, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=1442.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Regina A. P. MÜLLER

Regina A. P. MÜLLER est Docteure en Anthropologie de l’Universidade Estadual de Campinas. Elle est l’auteure du livre « Les Asuriní du Fleuve Xingu : histoire et art », coordinatrice des ouvrages « Performance, art et anthropologie » et « Anthropologie et performance, essais écrits au Napedra ». Titulaire d’un post-doctorat au sein du département de Performance Studies/New York University, elle est maître de conférences en anthropologie de la danse à l’Université d’État de Campinas (Unicamp) où elle enseigna aussi au sein du Département d’Arts Corporels de l’Institut des Arts jusqu’en 2011.