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Le plus beau terrain du monde. Le sport, la libido et l’autonomie du signifiant

Bertrand PULMAN
septembre 2015

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.1044

Résumés   

Résumé

La notion de terrain joue un rôle central dans le discours des sciences sociales, particulièrement en anthropologie. La rhétorique qui entoure cette notion a fait obstacle à l’établissement d’un dialogue avec la psychanalyse. Pour faire bouger les lignes, nous étudions comment cette notion a été mobilisée dans d’autres disciplines (art militaire, médecine, linguistique, etc.). Nous explorons ici le statut du terrain dans la sphère du sport. Nous nous basons sur une enquête de type ethnographique, menée durant deux ans, à propos de l’organisation des grandes compétitions internationales. Nous restituons les pratiques corporelles, le vécu et les représentations qui sous-tendent le travail des agents chargés de l’entretien des terrains dans le stade de Roland-Garros, où a lieu chaque année le prestigieux tournoi de tennis du Grand Chelem sur terre battue. Prolongeant un débat avec l’œuvre de Claude Lévi-Strauss et ses références importantes à la géologie, nous réexaminons les rapports entre l’histoire et la structure. Simultanément, nous décryptons les investissements libidinaux dont le terrain fait l’objet tant pour les acteurs que pour l’investigateur.

Abstract

The concepts of field and fieldwork lies at the very heart of social sciences, particularly in anthropology. The rhetoric which surrounds these concepts prevented the establishment of a fertile dialogue with psychoanalysis. To push boundaries, we study how these concepts were mobilized in other disciplines (art of warfare, medicine, linguistics, etc.). We explore here the statute of field, play-ground and court in the sphere of sports. This study is based on an ethnographic investigation, carried out during two years, about the organization of major international sporting events, We restore the body practices, the actual experiences, and the representations which underlie the labour of the people striving to improve and maintain the courts at Roland-Garros stadium, where the prestigious tennis tournament of the Grand Slam on clay, takes place each year. Prolonging a debate with the work of Claude Lévi-Strauss and his meaningful references to geology, we re-examine the relationship between history and structure. At the same time, we decipher the libidinal cathexis of the field by the actors and the investigator.

Index   

Index de mots-clés : histoire, terrain, structure, sport, travail.
Index by keyword : Field, History, Structure, Sports, Labour.

Texte intégral   

1En 1988, la revue Gradhiva me causa un vif plaisir en publiant dans l’un de ses premiers numéros un article intitulé « Pour une histoire de la notion de terrain »1. A vrai dire, tel n’était pas le titre que j’avais donné initialement à ce texte. Dans sa première version, je l’avais intitulé « Sous le terrain, la page ». En effet, je souhaitais principalement y mettre en relief l’autonomie du signifiant, et porter la question du terrain sur le terrain de la langue et de l’écriture. J’y ai donc exploré les résonnances du terrain dans d’autres sphères que l’anthropologie, telle la géologie, l’art militaire ou la médecine. C’est Jean Jamin, Directeur de la publication, qui prit l’initiative de modifier le titre de cet article. Initiative heureuse, puisque parmi les textes que j’ai publiés à l’époque, c’est celui qui a suscité le plus de réactions. L’une m’a particulièrement touché mais aussi longtemps préoccupé. Après en avoir envoyé un tiré à part à Claude Lévi-Strauss, je guettais avec anxiété sa réaction. Toujours d’une extrême courtoisie, il me répondit bientôt. Sa lettre commençait ainsi : « Merci de m’avoir envoyé votre article, brillant et ingénieux, mais, m’a-t-il semblé, qu’il faudrait plutôt commencer par la fin puisque "terrain" dans le langage des ethnologues français n’est qu’une traduction de l’anglais inspirée par le désir de rendre "field-work". Avait-on le choix d’un autre mot ? Ce serait intéressant aussi de comparer les équivalents dans d’autres langues. Sujet d’un deuxième article que vous nous donnerez, j’espère ». De fait, j’avais imprimé à mon texte une orientation programmatique en laissant entendre qu’il pourrait avoir une suite. Or, je me suis trouvé dans un triple embarras pour revenir sur cette question du terrain, même si je n’ai pas cessé d’y penser.

Des embarras du terrain

2Tout d’abord, il m’a longtemps manqué un point d’appui empirique, car je n’ai jamais pu me résoudre à utiliser le signe « terrain » pour parler des enquêtes que j’ai menées, notamment en milieu hospitalier (Pulman, 2010). Chacun sait que les anthropologues font grand usage de cette notion. Un maniement parfois même immodéré, comme le relevait non sans cruauté André Breton : « On sait avec quel rengorgement tels spécialistes des "sciences de l’homme" se prévalent de leur séjour sur le terrain, eût-il été des moins périlleux et des plus brefs et que dans leur bouche cette locution ne prend pas moins de solennité que dans celle des duellistes » (Breton, 1962, p. 10). Ayant moi-même critiqué la façon suivant laquelle les anthropologues se référaient au terrain, j’avais plaidé pour que l’on se déprenne, au moins partiellement, de cette notion et de la rhétorique pesante qu’elle suscitait. Du coup, je ne parvenais pas à l’utiliser.

3Ensuite, mon embarras relatif à la notion de terrain s’est trouvé renforcé par mes investigations concernant l’interface anthropologie / psychanalyse (Pulman, 1986, 2002, 2012). Elles avaient confirmé mon sentiment que cette notion pesait comme une chape de plomb sur le discours anthropologique. La fonction accréditive de la référence au terrain a constitué l’une des sources des malentendus et crispations à l’égard de la psychanalyse. C’est au moment même où est paru Totem et tabou (Freud, 1912-1913), que la pratique de l’ethnographie intensive s’est imposée comme préalable à tout effort de théorisation anthropologique : il convenait désormais de parler des primitifs en s’appuyant sur une expérience de terrain. Les travaux ne se pliant pas à ce régime de « l’autorité ethnographique » (Clifford, 1983) étaient dévalorisés a priori. Ainsi, Malinowski n’hésite pas à déclarer : « J’inviterai mes lecteurs à se détourner des travaux en chambre close auxquels se livre le théoricien, pour sortir à l’air libre que l’on respire sur le terrain anthropologique, et pour revivre avec moi en esprit les années que j’ai passées dans une tribu mélanésienne de la Nouvelle-Guinée » (1926, p. 19). Dans ces conditions, il n’est guère surprenant que les réactions des anthropologues à l’égard de Totem et tabou aient été globalement négatives. Aux yeux des anthropologues, ce livre véhiculait une prétention exorbitante à s’engager sur un terrain qui, depuis peu, leur appartenait en propre : n’était-il pas l’œuvre d’un savant viennois n’ayant jamais quitté son cabinet de consultation, alors même que la figure héroïque de l’ethnographe de terrain venait de s’imposer ? Ainsi, lorsque Malinowski s’est engagé dans un débat avec Ernest Jones au sujet d’une absence présumée de complexe d’Œdipe aux îles Trobriand, il n’a pas hésité à déployer l’argument de l’autorité ethnographique, dans toute sa brutalité, en écrivant ceci : « En tant qu'anthropologue, je suis plus particulièrement sensible au fait que des théories ambitieuses concernant les sauvages, des hypothèses relatives à l'origine des institutions humaines et des exposés portant sur l'histoire de la culture devraient reposer sur une solide connaissance de la vie primitive autant que des aspects conscients ou inconscients de l'esprit humain. Après tout, ni le mariage de groupe, ni le totémisme, ni l'évitement de la belle-mère, ni la magie n'ont lieu dans "l'inconscient" ; ce sont tous de solides faits sociologiques et culturels et, pour en traiter théoriquement, il faut un type d'expérience qui ne peut s'acquérir dans le cabinet de consultation » (1927, p. IX). La fin de ce passage constitue un pur coup de force. Elle vise à réduire l’autre au silence. Le procédé se remarque d’autant plus ici que l’anthropologue avait très probablement tort sur le fond (Spiro, 1982 ; Pulman, 2002). Cependant, il faut relever que même si Malinowski avait eu raison dans son débat avec la psychanalyse, son propos ne semblerait guère plus acceptable. Un argument d’autorité, quel qu’il soit, n’a pas sa place dans le cadre d’une discussion scientifique. Jones a, d’une façon non délibérée mais vive, profondément remis en cause le modèle de l’autorité ethnographique. S’il s’avère qu’un psychanalyste théorisant à Londres est capable de donner une interprétation plus cohérente et convaincante des matériaux trobriandais que l’ethnographe qui les a collectés, le terrain perd une bonne part de la fonction accréditive qui lui est dévolue dans le régime discursif de l’anthropologie contemporaine. Ici réside un enjeux souterrain susceptible d’expliquer le fait que les affirmations de Malinowski au sujet du complexe nucléaire des trobriandais n’ont pas été envisagées par le savoir anthropologique avec un scepticisme suffisant, sans préjuger par ailleurs d’analyses pouvant être faite en termes de « résistances ».

4Enfin, une troisième cause de mon embarras à prolonger mes recherches sur le terrain, résidait dans l’injonction de Lévi-Strauss : je ne devais reprendre la parole au sujet du terrain que lorsque j’aurai quelque chose à dire à propos de l’antériorité anglo-saxonne. Or, récemment, une nouvelle enquête m’a permis d’avancer sur ce plan. Je travaille depuis un moment sur quelque chose qu’il m’est enfin possible, et sans encombre, d’appeler un terrain. En outre, cet objet m’offre une opportunité unique d’explorer la structure même d’un terrain, une optique chère à Lévi-Strauss. A cela s’ajoute que son origine britannique ne fait aucun doute.

5Ma recherche porte sur les enjeux psychiques et sociaux qui entourent les grands évènements sportifs, vus à travers l’exemple des Championnats Internationaux de France de Tennis qui ont lieu, chaque printemps, au stade Roland-Garros (Pulman, 2013). Le choix du tennis obéit à une dimension sexuelle de ce sport déjà maintes fois soulignée (Staretsky, 1985 ; Évrard, 2011). J’étudie les investissements libidinaux et la division du travail social qui président à l’organisation d’épreuves sportives aussi gigantesques qu’un tournoi du Grand Chelem, le Tour de France ou le Rallye Dakar. Ces manifestations sont préparées longtemps à l’avance, parfois des années, par des personnes occupant des fonctions hautement spécialisées et placées dans une situation d’interdépendance. Leur tenue résulte d’une somme considérable de travail, d’efforts, de calculs, mais aussi et surtout d’engagement et d’enthousiasme. Il s’agit d’une machinerie énorme, dont les spectateurs devinent parfois l’existence mais sans pouvoir en prendre la vraie mesure. Le site de Roland-Garros abrite 350 salariés de la Fédération Française de Tennis (FFT) durant l’année. Près de 10.000 personnes y travaillent pendant le tournoi. Dans les allées du stade, dans ses tribunes, dans les couloirs souterrains qui mènent aux courts, dans les bureaux et arrière-salles à l’abri des regards, se noue toute une vie sociale.

6Au cours de mon investigation relative à cette organisation, j’ai mesuré rapidement l’importance cruciale des agents chargés de la réfection et de l’entretien des terrains, dans l’économie générale du site : « Ce sont eux les vrais seigneurs du stade », m’a dit l’un des dirigeants de la FFT. De fait, la première spécificité du tournoi de Roland-Garros est de se jouer sur des courts en terre battue, recouverts de cette poudre qui teinte d’ocre les semelles de ceux qui s’y aventurent. Or, cette surface est d’abord le fruit du travail et de l’amour d’un certain nombre d’hommes. Gaston Cloup, responsable de l’entretien des courts de 1990 à 2010, souligne avec fierté combien les terrains de la Porte d’Auteuil possèdent la réputation d’être hors du commun : « Les joueurs sont toujours contents de revenir à Paris. Ce sont eux qui affirment que c'est la plus belle terre du monde. Ils nous disent qu’elle est comme du velours ». Les agents qui se consacrent à la préparation des courts sont perçus comme de véritables magiciens, tant par les joueurs que par les autres employés du site. Un cadre de la FFT m’en parle ainsi : « L’entretien des courts c’est vraiment un métier extraordinaire. C’est la culture à la française. Les gars qui font ça sont de véritables artistes ». Édifié en 1928, le court Central est le temple mondial de la terre battue. Plusieurs fois durant mon enquête, j’ai entendu cette exclamation : « C’est le plus beau terrain du monde ! ».

7Nous analyserons donc ici l’histoire et la structure de ce terrain, en gardant en tête que Lévi-Strauss faisait figurer, côte à côte, la géologie et la psychanalyse, au rang de ses « maîtresses » (1955, p. 62).

Au commencement était l’herbe

8Le tennis est issu du jeu de paume, d’où il tire d’ailleurs son nom qui provient de la façon typiquement britannique de prononcer le verbe français « tenez » qui prévenait l’adversaire avant la mise en jeu (Bonhomme, 1991). La paume est apparue en France dès le XIe siècle et a connu dans notre pays son apogée au XVIe siècle (Belmas, 2009 ; Werly, 2013). Elle a été introduite en Angleterre au XVe siècle par le duc Charles d’Orléans : fait prisonnier lors de la bataille d’Azincourt (1415), il a été emprisonné durant vingt ans et s’est adonné à la paume pendant sa captivité (Piffaut, 2007). Cette longue incarcération s’est déroulée au château de Wingfield - le bien nommé ! - dans le comté de Norfolk.

9A la fin du XIXe siècle, le jeu de paume nous revient d’Angleterre sous sa forme tennistique nouvellement codifiée. Norbert Elias a souligné que l’Angleterre, à cette époque, a été la Mère-Patrie de beaucoup de disciplines sportives modernes : « Nombre de sports aujourd’hui pratiqués dans le monde entier de manière plus où moins identique sont originaires d’Angleterre. Ils se sont répandus vers d’autres pays surtout pendant la seconde moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe ». Du football à la boxe, ces sports réglementés ont contribué à la pacification des mœurs ayant accompagné le processus de civilisation : « Autrefois, les tensions entre les joueurs, qui étaient, et sont à toute époque, caractéristiques des jeux, étaient souvent beaucoup moins bien contrôlées et beaucoup plus susceptibles de se décharger dans une forme de violence ou une autre » (Elias et Dunning, 1994, p. 171 et 269). Cette transformation est représentative de l’intériorisation des contraintes à laquelle sont soumis les membres des sociétés européennes et corrélative du développement d’un marché entourant les activités de loisir.

10Les historiens s’accordent pour considérer que le point de départ du tennis moderne est imputable au major Walter Clopton Wingfield, un lointain descendant du châtelain ayant abrité le séjour du duc d’Orléans. En 1874, cet officier britannique de l’armée des Indes dépose le brevet d’un nouveau jeu qu’il souhaite commercialiser sous le nom de Sphairistike (terme grec signifiant "art de la balle"). Dès 1877, il acceptera de remplacer cette improbable dénomination par celle de Lawn-Tennis (le mot anglais lawn voulant dire gazon). Le coup de génie du major Wingfield est d’avoir songé à rassembler dans une petite valise aisément transportable, le matériel permettant de jouer : quatre raquettes, des balles en caoutchouc qui n’abîment pas le gazon, un filet avec ses piquets, des bandes pour tracer le terrain et un livret expliquant les règles.

11Dans les années 1860, un jeu pratiqué sur herbe avait déjà fait fureur dans les manoirs britanniques : le croquet. Sur les pelouses des résidences et des parcs privés, les membres de la bonne société victorienne s’amusaient à pousser des boules de bois, à l’aide de maillets, à travers des arceaux. C’est ainsi qu’en 1868, le All England Croquet Club est fondé à Wimbledon, à l’initiative d’un groupe de gentlemen réunis sous l’égide de John Henry Walsh. Ce dernier, ancien chirurgien auteur de nombreuses publications sur le sport, est le rédacteur en chef de la revue The Field - ce n’est pas moi qui l’invente ! Cette revue, qui existe toujours (Cf. www.thefield.co.uk), s’enorgueillit d’être la plus vieille publication au monde consacrée aux sports et aux loisirs en plein air (chasse, pêche, courses de chevaux, etc.) : elle a été fondée en 1853. A l’affut de toutes les nouveautés, The Field a largement favorisé la diffusion du croquet.

12L’une des raisons de l’emballement pour le croquet réside dans le fait que ce jeu est mixte. Lorsque le major Wingfield invente son nouveau divertissement, en mélangeant les règles de l’ancien jeu de paume et celles d’autres distractions plus récentes comme le badminton, il emprunte au croquet l’idée du kit portatif. Il fournit surtout aux deux sexes une occasion nouvelle, ludique et physique, de se fréquenter : « La première illustration des règles du jeu montre un jeune homme associé à une jeune fille, opposés à un couple du même âge. Ce principe de mixité est fondamental pour comprendre le succès fulgurant du lawn tennis » (Piffaut, 2007, p. 44).

13L’engouement pour le jeu du Major Wingfield est rapide. Dès mars 1874, un article en signale l’existence dans The Field. L’année suivante, les membres du All England Croquet Club l’essaient et sont conquis. En 1877, ils organisent sur leur terrain de Wimbledon le premier championnat. Le tennis sur herbe est né et son temple sera situé pour l’éternité à Wimbledon. A l’occasion de ce premier championnat, un Comité du All England améliore et codifie des règles jusqu’alors assez confuses. Le terrain, qui avait initialement la forme d’un sablier, devient rectangulaire ; le filet est rabaissé afin de ne pas favoriser les volleyeurs, etc. (Méry, 2009). La revue The Field joue un rôle central dans ce processus, accueillant dans ses colonnes un abondant courrier des lecteurs qui suggèrent des améliorations. La revue offre le trophée remis au vainqueur lors de la première finale du tournoi de Wimbledon : The Field Cup, d’une valeur de 25 guinées. Cette coupe peut être admirée, aujourd’hui encore, dans une vitrine du Wimbledon Lawn Tennis Museum.

14Le nouveau jeu de tennis, aisément transportable grâce à la malle du major Winfield, se diffuse largement dans les jardins de l’aristocratie, puis sur les plages des lieux de villégiatures lorsque l’herbe fait défaut. Norbert Elias a montré que cette expansion des passe-temps sportifs est liée à l’essor de la monarchie parlementaire britannique. Il y a une coïncidence dans le temps et une homologie de structure, entre la codification de compétitions sportives afin d’en maîtriser la violence et l’établissement de règles pacifiant le déroulement des luttes politiques (Elias et Dunning, 1994, p. 34sq). Comme l’a souligné Jean-Christophe Piffaut, « parmi tous ces nouveaux sports, le tennis est celui qui, par son organisation spatiale, ses codes et ses usages sociaux, se rapproche le plus du fonctionnement du Parlement. Comme à la Chambre, les adversaires sont situés face à face. L’arbitre de chaise, assis, situé entre les deux camps, veille à la régularité des coups et au respect de l’adversaire. Tout contact physique est proscrit. Enfin, les adversaires doivent admettre la réalité du résultat, tout en acceptant de le remettre en question lors d’une prochaine rencontre. Toutes ces règles sont synthétisées par une expression qui a franchi les siècles, le fair-play » (2009, p. 49). De fait, le succès du tennis ne tarde pas. Dès 1879, le cap du millier de spectateurs est dépassé lors de la finale de Wimbledon. En 1889, l’ancien club de Wimbledon initialement dédié au croquet prend sa dénomination définitive, The All England Law Tennis and Croquet Club.

15Très vite, la vogue du tennis traverse la Manche pour atteindre la France. Ce sport est introduit « par des joueurs anglais issus de familles aristocratiques et bourgeoises qui venaient en villégiature sur les côtes française (essentiellement à Dieppe, Etretat, Dinard, Biarritz, Cannes, Nice et Menton), mais également dans les grandes villes pour y faire des affaires (à Lyon, par exemple, pour le commerce de la soie) » (Waser, 1995, p. 13). C’est d’abord sur le sable des côtes normande et bretonne, que sont dressés à marée basse, de façon éphémère, les premiers terrains. Dès 1875, la valise du major Wingfield est déployée sur la plage de Dinard, bientôt imitée par celles de Dieppe, Cabourg, Etretat : « Les cartes postales de la Belle Époque témoignent de cette période pionnière /… / En quelques années, le kit fait partie de l’attirail du parfait touriste ». Puis, des terrains privés font leur apparition sur les pelouses des propriétés d’Anglais fortunés. A partir des années 1880, les palaces des stations balnéaires se dotent de courts et organisent des tournois de façon à séduire une clientèle huppée : « le système de comptage des points par handicap permet aux touristes amateurs d’affronter les joueurs de renom ou plus chevronnés. Les hôtels encouragent ces confrontations. Ils hébergent et défraient des champions appâtés par les récompenses » (Peter et Tétart, 2003, p. 74 et 80).

L’invention de la terre battue

16Dès le milieu du XIXe siècle, la douceur du climat méditerranéen a attiré des Britanniques sur la French Riviera, et l’engouement pour le tennis ne va donc pas tarder à déferler sur la Côté d’Azur. Depuis que Lord Henry Brougham en a vanté les mérites auprès de ses amis aristocrates, Cannes est une destination particulièrement prisée. En 1853, sir Thomas Robinson Woolfield - décidément ! - y fait construire la villa Victoria qui devient rapidement un lieu phare de la colonie britannique. Dans le parc planté d’espèces rares, qui est l’œuvre du célèbre jardinier anglais John Taylor, on joue au croquet à l’initiative du prince Léopold. Et, dès 1879, y est aménagé le premier court de tennis de la Côte d’Azur. Une minutieuse étude a montré comment cette première a fait boule de neige : « L’engouement pour le tennis en Angleterre rapporté par la presse locale et l’intérêt curieux suscité par l’initiative de Woolfield à Cannes conduit les hôteliers de la ville qui accueillent la grande majorité des hivernants à s’équiper afin de renforcer leur attractivité /… / l’hôtel Beau Site, l’un des établissements cannois les plus prisés par les Anglais, est le plus prompt : dans le cadre de l’agrandissement et de l’aménagement des jardins de l’hôtel, il installe en 1881 dans un paysage verdoyant et ombragé, sept courts dessinés par les champions britanniques William et Ernest Renshaw » (Gastaut et Mourlane, 2009, p. 93). Ces frères jumeaux dominent alors le tennis : William remporte le tournoi de Wimbledon à sept reprises ; Ernest n’y triomphe qu’une fois mais cinq fois en double avec son frère. Ayant pris leurs quartiers d’hiver au Beau Site, ils y donnent des leçons, organisent des tournois, s’entraînent, et surtout … inventent la terre battue ! Selon un récit largement répandu, même s’il n’est pas documenté par des archives, les deux frères s’aperçoivent que le gazon de leurs nouveaux courts résiste mal au climat méditerranéen : la chaleur jaunit l’herbe et les lignes deviennent difficiles à discerner. Pour résoudre le problème, ils ont l’idée de recouvrir les terrains d’une fine pellicule de poudre ocre. Celle-ci provient du broyage de pots en terre cuite défectueux fabriqués dans la commune voisine de Vallauris. Une nouvelle surface est née. Les courts sont protégés, les lignes blanches ressortent mieux, l’entretien est moins onéreux.

17Le succès est tel qu’il faut rapidement remplacer la céramique par de la brique pilée plus commune. Au début du XXe siècle, la seule ville de Cannes compte plus d’une centaine de terrains. Ceux de l’hôtel Beau Site attirent le gotha mondain. Suzanne Lenglen y organise fréquemment ce qu’elle appelle une « royale partie ». Le tennis se diffuse dans la haute société, non seulement parmi les nobles attachés à un style de vie chevaleresque, mais aussi au sein d’une partie de la bourgeoisie en quête de reconnaissance sociale. Pour les membres des classes dominantes, le tennis, au même titre que l’équitation, l’escrime ou le polo, fait partie « des activités gratuites et désintéressées, où la manière d'être, de paraître et de faire, style, fair-play, etc., compte souvent plus que la performance elle-même » (Saint Martin, 1989, p. 22). Lorsque, plus tard, le tennis se diffusera largement, certains se tourneront vers d’autres activités, tel le golf, susceptible de mieux marquer leur distinction. Mais, pour l’heure, « des Français issus des fractions sociales supérieures s’investissent dans ce sport et se lancent dans la construction de clubs privés se caractérisant par l’autofinancement et une sélection très stricte des membres » (Waser, 1995, p. 9). Dans ce contexte, le tennis va atteindre la région parisienne. En 1887, le Racing Club de France édifie des courts sur son nouveau site de la Croix-Catelan dans le Bois de Boulogne. En 1901, le Stade Français en fait autant à la Faisanderie dans le Parc de Saint-Cloud. Un autre club joue un rôle essentiel dans le chemin qui mène aux Internationaux de France. Il s’agit du Club Athlétique de la Société Général, fondé par la banque éponyme. En 1908, ce club se voit confier par la Ville de Paris un espace de 3 hectares situé au cœur des serres d’Auteuil. Il s’agit du futur stade Roland-Garros.

18La première édition des Championnats de France sur terre battue a lieu, en 1891, sur les terrains du Racing. Elle ne réunit que cinq participants. Le vainqueur est Mr. Briggs, un britannique résidant à Paris. « La presse, il faut bien le dire, n’accorde aucune attention à l’évènement /… / Pour quelques années encore, les journaux lui préfèrent la saison d’hiver, sur la Côte d’Azur, prisée des têtes couronnées et des noms à particule » (Delamarre, 1991, p. 16). Le tournoi ne commence à avoir un certain retentissement qu’avec les succès à répétition de Max Decugis (huit fois vainqueur entre 1903 et 1914). En 1925, l’épreuve prend le nom d’Internationaux de France et s’ouvre aux joueurs étrangers. Il est convenu qu’elle se déroulera, en alternance, sur les terrains du Stade Français et du Racing. Il en sera ainsi les trois premières années. Cependant, un évènement va bouleverser cet ordonnancement.

19En 1927, un coup de tonnerre retentit sur le gazon de Philadelphie : l’équipe de France bat en finale de la Coupe Davis celle des États-Unis détentrice du titre depuis 1920. Jean Borotra, Jacques Brugnon, Henri Cochet et René Lacoste entrent dans l’histoire. Le retentissement de leur victoire est considérable. Un journaliste les appelle "les Mousquetaires", et cette trouvaille passe à la postérité. Ils sont reçus à l’Élysée par le président de la République. Le saladier d’argent est exposé à l’Opéra. Plus encore, il existe pour les Mousquetaires un véritable attachement populaire : « La bourgeoisie se reconnait en Lacoste et Borotra, tandis que la foule adule Cochet aux origines plus modestes » (Dominguez, 2008, p. 46).

20Leur victoire pose un sérieux problème : l’année suivante, la France doit accueillir la finale de la Coupe Davis. Aucune structure n’étant adaptée, il est décidé de construire un nouveau stade. Fin 1927, le Club Athlétique de la Société Générale libère opportunément son espace situé à proximité de la porte d’Auteuil. La Ville de Paris en accorde la concession à une entente, entre le Stade Français et le Racing Club de France, chargée de réaliser tambour battant la construction de la nouvelle enceinte. Les dirigeants des deux clubs, Émile Lesieur et Pierre Gillou, se lancent à corps perdu dans l’aventure, engageant même leurs biens personnels. Émile Lesieur demande simplement que le stade porte le nom de son ancien condisciple d’HEC, Roland Garros, aviateur qui réalisa la première traversée de la Méditerranée en 1913, héros mort en combat aérien en 1918.

21La réalisation est confiée à l’architecte Louis Faure-Dujarric, précurseur de l’utilisation du béton, réputé pour sa réactivité et son sens de l’économie. Il a déjà réussi l’exploit de bâtir, avec peu de ressources, le stade de Colombes pour les Jeux Olympiques de 1924. Il parvient à édifier très vite, à l’orée du bois de Boulogne, un stade qui compte 5 courts de tennis. Il utilise massivement un croisillon en béton, la fameuse croix de Saint-André, dont les vides permettent d’économiser du matériau. Elle fait partie aujourd’hui de l’image du stade. Les terrains sont créés par Charles Bouhanna, un paysagiste ayant réalisé de magnifiques parcours de golf. Pour la terre battue de Roland-Garros, il fait venir le calcaire de sa propre carrière située dans l’Oise.

22En mai 1928, avant même la revanche tant attendue de la Coupe Davis, le nouveau stade accueille les Internationaux de France : Henri Cochet remporte la finale du simple messieurs face à René Lacoste. A la fin de l’été, les Mousquetaires conservent le Saladier d’Argent en battant les États-Unis, devant des spectateurs si enthousiastes qu’ils saluent la victoire en envoyant leurs coussins sur le Central. Les Mousquetaires plongent le stade dans une extase à la fois sportive et patriotique. Entre 1927 et 1932, ils remportent six Coupes Davis consécutives. Simultanément, ils dominent sans partage les Internationaux de France : Lacoste gagne en 1929, Cochet en 1930, Borotra en 1931, Cochet à nouveau en 1932. Comme l’écrit Gilles Delamarre : « A peine son béton coulé, tout juste sèche la peinture de ses tribunes, le stade Roland-Garros a vécu ses moments les plus forts et les plus beaux. Il est entré dans la légende sans passer par la case départ. Les hommes providentiels du tennis français et leurs succès cumulés ont poussé la bonne société à prendre, aux beaux jours, le chemin d’Auteuil. Les spectateurs se sont habitués à l’impossible auquel les Mousquetaires se sont tenus pendant cinq années de rêve » (1991, p. 98). Leurs successeurs français se feront longtemps attendre. Dans ces conditions, plus le temps des victoires des Mousquetaires s’est éloigné, plus une dimension mythique s’est construite autour de leur souvenir. Un culte largement encouragé par les dirigeants de la FFT. Ainsi, depuis 1979, le trophée remis au vainqueur du simple messieurs est baptisé « la coupe des Mousquetaires ».

Il faut sauver la terre battue

23La FFT est une association régie par la loi de 1901, chargée par délégation ministérielle de promouvoir et de développer le tennis sous tous ses aspects. Ce sont les recettes dégagées par les Internationaux de France qui lui permettent de remplir ses missions dans de bonnes conditions. La réussite du tournoi fait largement vivre le tennis dans l’Hexagone. En France, il y a près de 3 millions de joueurs de tennis, dont 1,1 million de licenciés. C’est le deuxième sport le plus pratiqué dans notre pays après le football.

24Compte-tenu du rôle phare de Roland-Garros, il est curieux de constater que la proportion des terrains en terre battue sur le sol national a considérablement diminué au cours du dernier demi-siècle. Elle est passée de 83 % pour un total de 3.000 courts en 1960, à 32 % pour 14.000 courts en 1980, et 14 % pour 32.000 courts en 2011. C’est bien peu, comparé à la situation de l’Espagne ou de l’Amérique du Sud où le taux reste de l’ordre de 90 %. Ceci tient largement à des facteurs climatiques. Dans les pays du sud, l’ensoleillement favorise le jeu en plein air sur terre battue tout au long de l’année. Cette rareté relative des courts en terre battue dans notre pays est fréquemment mise en avant pour expliquer les performances en demi-teinte des Français à Roland-Garros.

25Ce constat a conduit la FFT à mettre au point récemment un programme de construction visant à atteindre le plus vite possible l’objectif ambitieux d’un terrain en terre battue sur quatre en France. L’enjeu apparaît d’autant plus essentiel que l’apprentissage sur terre battue est susceptible d’avoir des retombées positives en termes de performances sur toutes les surfaces. Pour en parler, j’ai rendez-vous au Centre National d’Entrainement avec Patrice Hagelauer, l’un des meilleurs connaisseurs actuel du tennis et l’une des personnes les plus averties quant aux particularités du jeu sur terre battue. Il a été l’entraîneur qui a conduit Yannick Noah à la victoire en 1983. Lorsque je le rencontre, il est Directeur technique national, "DTN" comme on dit dans le milieu. Ses services ont pour mission de former les enseignants, de détecter les garçons et filles à fort potentiel, de préparer les jeunes joueurs et joueuses à une carrière de haut niveau, de les entraîner et les accompagner jusqu’au sommet de la hiérarchie mondiale en veillant à leur intégrité physique. Très vite, Patrice Hagelauer me parle des avantages de la terre battue en matière d’apprentissage : « Il est important de donner à nos jeunes le goût de la terre car il s’agit de la meilleure formation qui soit. Aussi bien physique que mentale. Sur terre, tout ne se joue pas en deux coups de raquette. Pour gagner un point, il faut réfléchir et varier son jeu au maximum. Le tennis sur surface rapide se joue davantage dans l’axe et fait beaucoup plus intervenir la puissance. Sur terre, c’est très différent sur le plan tactique. Vous apprenez des variations, des trajectoires de balles, une utilisation des angles. C’est une autre géométrie du court ».

26Il serait d’autant plus regrettable de se priver des vertus pédagogiques de la terre battue que l’équipe de la FFT basée à Roland-Garros spécialisée dans la préparation et l’entretien des courts possède un capital exceptionnel de savoir-faire, admiré dans le monde entier. Une douzaine d’agents travaillent à l’année pour remettre en état et bichonner les terrains du stade. Ce sont eux les véritables seigneurs du site. Ils s’occupent du Central, du Lenglen, du court n° 1, des courts annexes, comme d’un véritable trésor. Ils sont capables d’évaluer l’état d’un terrain d’un simple regard. De toute la France, des représentants de clubs viennent pour observer leur travail. Des délégations envoyées par les Fédérations étrangères s’instruisent de leurs techniques. Parfois, ce sont eux qui se déplacent et qui organisent des stages de formation, jusqu’en Chine, pour diffuser des gestes d’une précision extraordinaire, transmis de génération en génération, contribuant ainsi à la renaissance et à la diffusion de la terre battue.

27La première personne qui m’a parlé de l’ouvrage méticuleux que représente la préparation des courts en terre battue est Gilbert Foullon. Directeur de la logistique, de la sécurité et des travaux de la FFT de 2000 à 2011, il a été l’un des membres clé du Comité de pilotage du tournoi. Les agents qui s’occupent de la préparation et de l’entretien des terrains sont rattachés à sa direction. A partir de début avril, lorsque débute la réfection des terrains, les douze agents présents à l’année reçoivent le renfort d’une demi-douzaine de personnes recrutées pour six mois. En outre, durant le tournoi, 80 stagiaires viennent encore prêter main-forte à cette équipe. C’est donc une centaine de personnes qui s’occupent de l’entretien des courts pendant l’épreuve. Gilbert Foullon évoque ainsi la spécificité de leur profil : « Je recrute des gens qui ont travaillé dans l’agriculture ou chez les pépiniéristes. La terre, il faut la sentir, c’est un vrai métier. Tous les ans, nous embauchons des CDD et cela permet d’observer les prétendants aux futurs postes. Pour les 80 stagiaires, nous prenons des gens de clubs venant d’un peu partout en France. Nous en profitons pour les former, pour faire passer un peu de notre passion. Ils veulent tous revenir. La terre battue c’est quelque chose d’assez spécial. Il n’y a qu’une fois sur le terrain que l’on peut sentir qui fera l’affaire. Il faut vraiment avoir un feeling. Rien qu’en traversant un terrain au pas, on peut savoir s’il a bien été exécuté ».

28Ce rapport vivant au labeur de la terre, tous les responsables de l’entretien des courts m’en ont parlé. Gaston Cloup a pris sa retraite il y a quelques années mais vient toujours rendre visite à ses anciens collègues. « J’ai travaillé à la ferme, gamin, me dit-il. J’ai été ouvrier agricole, puis employé chez un paysagiste pendant huit ans, avant de travailler chez un constructeur de terrains. Je suis arrivé à Roland-Garros en 1990 et j’ai tout de suite aimé. Ce sont des gestes magnifiques, un peu ancestraux, par exemple quand on jette la brique pilée pour rougir les courts. Il n’y a pas d’école pour apprendre ça. Ce sont des choses que l’on ressent quand on aime la terre : à quel moment il faut travailler un terrain, à quel moment on peut commencer à le bloquer, à quel moment il ne faut surtout pas y toucher ». Son successeur, Gérard Tiquet dit "Gégé", a le même itinéraire. Issu de la terre, fils d’agriculteur, il a travaillé pendant dix-sept ans dans une pépinière, avant de rejoindre Roland-Garros : « Quand on est de province, venir sur Paris ce n’est pas facile, mais je ne le regrette pas. Je suis arrivé en 1993, et ça fait quelques courts de refaits [rire] ! C’est une passion. Un court c’est assez compliqué pour les gens qui ne sont pas dans le métier. Il vaut mieux avoir cette formation de travailleur de la terre. On s’occupe mieux d’une terre battue si on sait s’occuper d’un jardin ».

29Les douze agents permanents forment un groupe extrêmement soudé. Ils disposent de petits locaux, disséminés dans le stade, où ils entreposent leur matériel et se retrouvent entre eux. De nombreuses tâches sont accomplies en commun. Ils sont pour la plupart originaires de la même région, en l’occurrence le pays axonais. Des liens familiaux les relient les uns aux autres : un fils va démarrer comme stagiaire, puis faire un CDD, et de fil en aiguille se verra confier la responsabilité d’un court annexe. Tous ces hommes, qui connaissent les courts mieux que les joueurs, partagent la fierté d’accomplir un travail sur lequel repose l’édifice du tournoi. « J’ai eu une vie extraordinaire, confie Gaston Cloup. Parti de rien, sans diplôme, je me suis trouvé au bon endroit au bon moment. C’était fabuleux de travailler ici avec les copains. Je n’ai jamais été au travail le matin en me disant vivement ce soir. C’est un travail de créateur. Dès qu’un court est fini, c’est un vrai billard, les gens nous disent "c’est joli, on sent le printemps arriver". Nous préparons un court et nous le donnons aux joueurs. Nous leurs disons "allez y, amusez vous". Et là ils sortent des choses extraordinaires. Quand vous voyez le niveau de ce qu’un Federer accomplit sur un court que vous avez créé, c’est une récompense ».

30Durant l’hiver, les vingt courts du stade restent à l’air libre exposés aux intempéries. Cependant, trois d’entre eux sont partiellement protégés. Gégé m’en explique le principe : « Tous les ans, nous paillons trois courts pour qu’ils ne gèlent pas : nous mettons une couche de paille et nous les bâchons. Après les gelées de début mars, nous les débâchons et les mettons à disposition des joueurs. Ainsi, ils ont trois courts en extérieur sur lesquels ils peuvent s’entrainer et préparer la saison de terre battue sud-américaine ». Les autres terrains sont soumis aux aléas hivernaux. Les filets et les poteaux sont entreposés à l’abri, mais les courts ne sont pas bâchés. On les laisse prendre l’eau. Du coup, le ruissellement ayant fait disparaitre la couche de rouge, ils prennent un aspect rosâtre très pâle. Pour commencer la réfection des premiers terrains, on attend des conditions favorables. En particulier, il faut avoir la certitude de disposer de quelques jours de temps sec et beau devant soi. Gégé me précise : « On refait généralement les courts à partir de début avril et cela dure de trois bonnes semaines à un mois selon les intempéries. Lorsqu’il pleut, on ne peut strictement rien faire. En revanche, quand les journées sont bonnes, nous essayons de travailler en groupe avec le maximum de gens pour avancer ».

La structure d’un terrain

31Un terrain en terre battue est constitué par un étagement de matériaux dont chaque couche est savamment dosée et disposée. Une connaissance extrêmement approfondie de cette superposition permet aux agents du stade de conduire et de maîtriser la réfection printanière et l’entretien des terrains.

32La poudre de briques pilées qui est étalée en surface confère au terrain une glissance particulière et surtout cette magnifique couleur ocre si caractéristique. Les agents l’appellent « rouge ». Elle est au cœur de l’empreinte visuelle de Roland-Garros. Elle correspond à l’image que nous avons tous des courts où se déroulent les matchs. Pourtant, il ne s’agit que de l’écume des terrains : 2 millimètres seulement, au sommet d’une structure dont la profondeur totale atteint 80 centimètres ! La partie visible d’un terrain n’est qu’une fine pellicule.

33Sous le rouge se trouve une couche de calcaire. Il s’agit de la « terre battue » à proprement parler. Cette chape est réalisée à partir d’une brisure de pierre de taille appelée craon. La pierre de taille utilisée pour Roland-Garros provient des carrières de Saint-Maximin dans l’Oise. Elle sert aussi pour les monuments de Paris. Une fois broyée, cette pierre forme une poudre blanche d’une granulométrie très fine. Elle est étalée, humidifiée, durcie à l’eau et bloqué au rouleau. Après avoir été ainsi compactée, elle permet d’obtenir une strate de calcaire d’une dizaine de centimètres d’épaisseur. Cette chape de calcaire constitue la vraie surface. De sa qualité dépend celle du court. Il serait tout à fait possible de jouer dessus. Si on la recouvre de rouge c’est pour plusieurs raisons. L’esthétique d’abord, le confort des joueurs ensuite dans leurs mouvements et leurs glissades, et enfin une question de luminosité. Le calcaire qui est blanc réfléchit les rayons du soleil : il aveuglerait les joueurs et ne permettrait pas de bien voir la balle.

34Sous cette strate de calcaire, il y a une couche de mâchefer de 10 à 15 centimètres d’épaisseur. Le mâchefer est un résidu solide de fonderie qui a la faculté d’absorber l’eau puis de la restituer vers le haut. Le principe est le suivant : tous les soirs après les matchs, les courts sont arrosés et bâchés ; pendant la nuit, l’eau traverse le calcaire et est emmagasinée dans le mâchefer ; le lendemain matin, les courts sont débâchés, et, sous l’effet des rayons du soleil, l’eau remonte sous forme d’humidité, ce qui assure la souplesse des terrains.

35En dessous encore, il y a un lit de gravillons d’environ 2 centimètres d’épaisseur. Ces graviers ont pour fonction d’éviter l’affaissement des couches de mâchefer et de craon sous le poids des joueurs. Le tout repose sur une couche de gros caillou, dite infra-cailloux, dans laquelle est incorporée un réseau de drainage qui permet d’absorber rapidement l’eau de pluie en cas de besoin.

36La remise en état des terrains constitue un travail d’orfèvre. C’est tout un art que de savoir redonner aux courts leur fiabilité, leur confort et leur glissance. Cela repose sur une organisation du travail qui a été patiemment rodée au fil des années, une grosse somme d’expériences transmises par les aînés aux plus jeunes, et un esprit d’équipe où chacun sait la place qu’il occupe au sein du groupe. Souvent, sept ou huit personnes travaillent simultanément sur un terrain.

37Le calcaire est une matière gélive, autrement dit susceptible de s’effriter sous l’effet du gel. Pendant l’hiver, les terrains n’ayant pas été paillés se fendent, se soulèvent et deviennent injouables. La réfection doit commencer par un balayage, destiné à enlever toutes les saletés accumulées, qui va détacher de la chape le calcaire trop usé. Ensuite, on recharge en craon les zones de jeu qui en ont besoin. Puis, toute l’épaisseur de calcaire est décompactée à l’aide d’une herse alternative tirée par un tracteur qui laboure la terre. Gérard Tiquet m’indique : « Nous appelons ça "casser" les courts ». Cette opération vise à redonner sa souplesse au terrain. Toute la difficulté de cette phase est de parvenir à décompacter le craon sur toute son épaisseur, sans arracher le mâchefer. En effet, si ce dernier remontait il viendrait polluer la couche de calcaire.

38Dans de nombreux clubs ce décompactage est fait à la main avec une fourche. C’est une tâche pénible qui représente un labeur considérable. A Roland-Garros, l’automatisation s’est faite à l’initiative de Gilbert Foullon. Elle s’est heurtée à de vives résistances, qui illustrent parfaitement la dialectique entre tradition et modernité traversant la vie du stade. Gaston Cloup m’en a parlé de la sorte : « En 1991, Gilbert Foullon a osé mettre un tracteur avec une herse alternative sur un court pour le décompacter. Cela a constitué une véritable révolution dans la profession. Au début, les agents étaient contre. Il a fallu leur faire comprendre que c’était pour leur bien. Ils travaillaient à la main, c’était très dur physiquement. Quand ils ont vu que ça avançait plus vite et plus facilement, ils ont fini par suivre ».

39Même mécanisée cette phase de décompactage représente un gros travail. Une fois accomplie, le terrain donne l’impression d’avoir été labouré, et sa réfection est loin d’être terminée. Le décompactage ayant fait gonfler le volume du calcaire, il faut procéder à une remise à niveau. Un premier réglage est effectué avec un rabot en bois. Ensuite, pour recompacter le calcaire de façon uniforme, on passe un rouleau de 350 kilos dans le sens de la longueur, puis on gratte avec une lame métallique. La même opération est répétée dans la largeur. Toutes les bosses sont ainsi soigneusement éliminées. Le court est maintenant prêt pour l’opération suivante, la plus délicate : le blocage avec épandage du rouge.

40Six cents kilos de briques pilées sont diffusés à la pelle sur toute l’étendue du terrain. Le court est arrosé. On passe ensuite un rouleau de 600 kilos dans la longueur puis dans la largeur pour bloquer le terrain. Il s’agit d’un rouleau motorisé identique à ceux qui servent pour étaler le goudron sur les routes. Ce passage du rouleau est répété à six reprises, entrecoupé de deux nouveaux apports de rouge, l’un de trois cents kilos et l’autre de deux cents kilos. Bruno Slastan, le responsable du court Central qui a un sens de la dimension théâtrale, me dit : « Une fois que les six coups sont donnés, on a la surface de jeu ! ». Après le dernier passage, on appuie avec le pouce : s’il ne rentre pas dans la terre, c’est que le court est bien. Chacun des agents connaît parfaitement le risque : si le blocage n’est pas exécuté avec soin, le court va se transformer en « mille-feuilles » selon l’expression consacrée, et il partira en plaque pendant la compétition. Mais cela n’arrive jamais.

41Concernant cette phase de blocage, Gilbert Foulon a aussi fait évoluer les modalités de travail des agents d’entretien. Il m’en explique ainsi la raison : « Dans le temps, les agents utilisaient des rouleaux de 200 kilos tirés à la main. Le souci, c’est que le jeu a évolué. Aujourd’hui, les joueurs mesurent 1m95 et pèsent 100 kilos. Ils ne font pas simplement que pousser la balle, ils démarrent brutalement en prenant des appuis très forts. Le petit blocage gentil au rouleau à main, ça ne suffisait plus, on n’arrivait plus à tenir les terrains. Donc j’ai demandé à ce que ce soit fait avec des rouleaux de 600 kilos, de façon à avoir des courts qui résistent aux efforts des joueurs. Là aussi ça n’a pas été facile à faire admettre ! ».

42Dernière opération : le traçage des lignes. Elles doivent faire 5 cms de large. Elles sont d’abord matérialisées avec des fils de fer. Bruno, avec sa formation de métreur, a la réputation d’être un as en la matière. Une fois les fils tendus, on gratte avec une spatule pour enlever le rouge et parvenir au calcaire. Là, de l’huile de lin est appliquée à la main sur 6 cms de large. Elle durcira et servira de support à la peinture. Bruno me précise l’importance de cette base : « Nous sommes très pointilleux sur l’huile de lin, car sans elle la peinture s’écaillerait. Elle pénètre à l'intérieur du calcaire sur un demi-centimètre. Il devient dur comme du béton. On obtient ainsi une assise sur laquelle on va pouvoir peindre. Ça ne bougera pas ». Une première couche de peinture blanche Zapafor est posée. Il s’agit d’une peinture très résistante, identique à celle que l’on met sur les routes, qui peut supporter de nombreux passages. Puis, en finition, une couche de « pelliculine » est appliquée. C’est elle qui va donner aux lignes leur bel aspect luisant et faire glisser le rouge lorsqu’elles seront balayées. Après cette touche finale, Gérard Tiquet se relève : « On laisse sécher une journée, on prie pour que le soleil brille, et le court pourra être joué ».

43Au fur et à mesure que les terrains sont remis en état, les agents d’entretien les mettent à disposition des joueurs afin qu’ils les testent : « Et lorsqu’ils nous disent que les courts sont biens, c’est le meilleur moment » confie Gégé. Toutefois, cela ne se fait pas dans n’importe quelles conditions, et peut susciter des incompréhensions, comme me l’a raconté Gilbert Foullon : « Les courts doivent être rodés. Donc, lorsque nous les donnons à jouer, nous essayons de les confier d’abord à des filles ou à des cadets. Nous évitons de mettre dessus tout de suite des grosses pointures. Une fois je m’étais accroché avec Sébastien Grosjean à ce propos. J’avais donné le Central à jouer à des gamines, parce qu’il venait d’être refait à neuf, et il avait dégagé tout le monde. Je lui ai dit : "Non, je comprends que tu veuilles jouer sur le Central, mais là il ne faut pas que ce soit toi". Fabrice Santoro aussi, cela tient à sa façon de jouer, il ne fallait surtout pas qu’il passe en premier ».

44Généralement, les courts ne sont pas retouchés pendant la compétition, sauf accident. Je demande à Gérard Tiquet quel type de pépin il craint : « Un filet qui casse ou un coup de raquette sur un tracé. A une époque, il y avait des joueurs vraiment énervés comme Marcelo Rios qui étaient des spécialistes. Si le joueur tape la ligne, ça peut enlever une plaque. On va être obligé de retravailler, de gratter, de remettre de l’huile et de la peinture. Cela peut nous prendre une heure pour faire la réparation le soir. C’est un peu la hantise, parce que nous avons des journées longues qui finissent juste à la nuit tombée vers 22h ».

45Durant le tournoi, quatre agents sont affectés à chaque court (six pour le Central, le Lenglen et le n° 1). Le travail quotidien d’entretien des terrains est parfaitement codifié. Le matin, ils sont à pied d’œuvre dès 6h30 pour débâcher, balayer, éventuellement arroser, faire en sorte que les courts soient impeccables pour les premiers entraînements. Pendant les matchs, à la fin de chaque set, deux agents répartis de chaque côté du court égalisent la brique pilée en passant une traîne faite d’anciens filets. Dans le même temps, un autre couple d’agents balaye les lignes. La chorégraphie est parfaitement réglée. Les agents qui se trouvent sur les deux moitiés de terrain ont une telle habitude que, sans même se regarder, ils débutent en même temps, font des gestes parfaitement synchronisés, suivent un parcours fixé à l’avance, et terminent leurs circuits respectifs exactement au même moment. « C’est un ballet, me dit Gérard Tiquet, il faut que ce soit bien huilé ». Comme tout doit aller très vite, ils se tiennent prêts à intervenir dès que la fin d’un set approche. Ils gardent donc toujours un œil sur le score. Parfois, lorsqu’il s’agit d’un grand match ou si un joueur français qu’ils affectionnent est en lice, certains restent assis au bord du terrain sur des sièges qui sont réservés à leur intention. Mais je les ai vus parfois enfermés dans leur local du Lenglen, en train de jouer aux boules pour tromper l’ennui pendant un match. Ils utilisent alors des boules molles en plastique, de façon à ne pas faire du bruit qui dérangerait les joueurs s’affrontant de l’autre côté du mur ! Ils suivent le déroulement du match sur un écran de contrôle et sont prêts à bondir sur le terrain dès que nécessaire. Sur le Central, lorsque je voyais Bruno Slastan près du portillon d’accès au terrain, je savais qu’un set allait probablement se terminer très vite. A la fin de chaque match, la ronde des filets et des balais a lieu à nouveau, et s’y ajoute un arrosage. Le soir venu, après les matchs, les courts sont littéralement noyés : on leur apporte trois à quatre mètres cube d’eau. Puis, on les bâche pour la nuit.

46Ce qui est susceptible de venir bousculer cet ordonnancement, ce sont les intempéries en cours de matchs. Lorsqu’un match est interrompu par la pluie, les spectateurs ont tendance à suivre des yeux les champions qui sortent du terrain pour se mettre à l’abri dans les vestiaires. Peu de gens remarquent alors la vitesse avec laquelle l’équipe d’entretien se précipite pour protéger les courts. La décision d’arrêter le jeu appartient à l’arbitre. Mais celle de procéder à un bâchage relève de Gilbert Foullon qui se trouve toujours en liaison avec le PC météo. Une fois qu’elle est transmise par talkie-walkie aux responsables des courts concernés, tout va très vite : « Quand l’ordre est donné, on met environ une minute et demi pour bâcher, me dit Gérard Tiquet. Il faut être très rapide. Au-delà de deux minutes, la terre est humide. Si la bâche se colle sur le court, on ne peut plus la tirer, c’est fini ». Il faut quatre personnes pour tendre une bâche, cinq sur les grands courts. C’est l’une des raisons pour lesquels les agents sont une centaine durant le tournoi : « Quand il pleut et qu’on a vingt courts, il faut que ça réagisse, m’indique Gilbert Foullon. C’est assez épuisant, car les bâches pèsent 300 kilos. En fin de journée, si les gars ont bâchés trois ou quatre fois, ils sont rincés ». Le débâchage prend dix à douze minutes. Il faut repousser l’eau avec des raclettes dans des caniveaux situés sur les côtés, avant de replier la bâche. Là encore, il faut ne pas traîner, car le public et les joueurs s’impatientent toujours.

Conclusion

47Les sciences sociales se veulent et se disent souvent critiques. Elles prétendent ainsi introduire de la distance par rapport aux représentations dans lesquelles les acteurs se seraient figés, voire seraient aliénés. Ce registre de la dénonciation a parfois été celui des écrits sur le sport. Dans le cadre de cette recherche, je me suis livré à un autre exercice, souhaitant donner corps à une anthropologie des enthousiasmes qui ne craindrait pas de se laisser ébranler par les vibrations de son objet. A travers ce terme - enthousiasme - les Grecs « nous ont légué un des plus beaux mots de notre langue »2. Il évoque particulièrement bien, l’état d’esprit des femmes et des hommes que j’ai rencontrés tout au long de cette enquête dans les coulisses du tournoi. Pour en rendre compte, il ne s’agit pas de s’affranchir de toute neutralité, quoiqu’elle apparaisse fréquemment comme un habillage, une rationalisation après-coup d’affects non-analysés et de relations transférentielles non-élucidées. L’enjeu intellectuel et humain est de savoir, ce dont on souhaite se faire l’écho de façon prédominante.

48Les agents qui préparent et entretiennent les terrains occupent une place stratégique dans le dispositif de Roland-Garros. Sans le soin extrême qu’ils apportent à la réfection des terrains, le tournoi ne pourrait pas avoir lieu dans d’aussi bonnes conditions. Pendant la quinzaine, ils sont en contacts étroits avec le public et les joueurs. Ils constituent un des rouages essentiels des Internationaux de France. « Le public nous aime bien, me dit l’un d’entre eux Malek le facétieux. De temps en temps, ils nous applaudissent, surtout lorsque nous commençons à débâcher. Des fois on va faire du cinéma comme quoi on va débâcher juste pour faire rigoler le public. Ou encore, lorsqu’il fait très chaud, le public demande à être arrosé. Je me méfie, parce qu’il peut y avoir une personne qui n’aime pas ça et qui nous insulte. Mais parfois, si je vois une bonne petite zone avec des enfants … ».

49Lorsque je leur demande quels rapports ils ont avec les joueurs, tous me font la même réponse. Ils me disent d’abord leur fierté de côtoyer des champions aussi extraordinaires : « C’est le côté sympa /… / c’est un peu la récompense /… / c’est un privilège ». Cependant, ils font aussi preuve d’une grande retenue : « On est à leur service /… / On n’est pas là pour les embêter /… / On les laisse jouer ». Ceci ne les empêche pas d’être de fins observateurs des joueurs. Ainsi, Bruno Slastan m’a parlé des différences de comportement selon les pays : « Les Suédois sont très respectueux. Les Sud-américains, les Argentins, les Chiliens, c’est un calvaire. Comme il y en a peu dans le haut du classement, lorsqu’ils sont dans un Grand Chelem où tout est mis à leur disposition, ils en profitent. Parfois, ils sont à sept ou huit sur le court, c’est du grand n’importe quoi. Avec les Français on a de bons rapports. Ils sont souvent passés par le Centre National d’Entraînement. On les a connu tout petits. C’est marrant. Ils nous le rendent bien et restent assez simples quand même. Après il y en a qui ont des egos surdimensionnés, mais ça c’est chacun son caractère. Nous on ne les jugent pas ».

50Tous aiment profondément leur travail. Ils le font avec un enthousiasme communicatif. « Je travaille ici depuis 1993, et jamais je ne suis venu en me disant que ça m’embêtait. Au contraire, dit Gérard Tiquet. Lorsque l’inspection du travail nous a obligés à prendre des journées de repos pendant le tournoi, ça nous a contrariés. Pendant la quinzaine on n’a pas envie de lâcher son court. On veut suivre l’évènement du premier au dernier jour ». S’il a vu beaucoup de grands matchs, son plus beau souvenir reste la victoire de Gustavo Kuerten, en 2001. Lorsque le Brésilien a remporté son troisième titre, il a dessiné avec la tête de sa raquette un gigantesque cœur sur l’ocre du Central et s’est allongé à l’intérieur : « Cette image restera à jamais gravé dans mon esprit ». Cependant, pour aussi ému qu’il ait été, Gégé est ensuite allé faire son travail et a effacé le cœur dessiné par Kuerten pour redonner tout son lustre au terrain. Y a-t-il une plus belle manière de laisser la parole au terrain ?

51Mobilisé dans différents champs disciplinaires, la notion de « terrain » est utilisée avec une emphase toute particulière en anthropologie. Les principaux représentants de cette discipline, quelles que soient leurs options théoriques, affirment que le terrain constitue le support essentiel de leur démarche. Par exemple, Lévi-Strauss pose que « l'anthropologue a besoin de l'expérience du terrain », allant jusqu’à préciser que : « Seul le jugement de membres expérimentés de la profession, dont l’œuvre atteste qu'ils ont eux-mêmes franchi ce cap avec succès, peut décider si, et quand, le candidat à la profession anthropologique aura réalisé sur le terrain cette révolution intérieure qui fera de lui, véritablement, un homme nouveau » (1954, p. 409). Est-il pour autant indispensable de suivre les anthropologues sur ce terrain ? Pas forcément. Au fond, leur invocation du terrain constitue une puissante invitation au détour. Dès lors, tout chercheur se penchant sur ce thème, est simplement confronté à la nécessité de choisir une trajectoire. Le seul interdit inscrit dans l'énoncé même du concept serait celui de l'immobilité. Pour ma part, j’ai choisi de me laisser guider par l’autonomie du signifiant : du terrain au terrain, en passant par le /Rɛ̃ /. Ce faisant, j’ai tenté d’être fidèle à l’enseignement de Ferdinand de Saussure : « il faut se placer de prime abord sur le terrain de la langue et la prendre pour norme de toutes les autres manifestations du langage » (1972, p. 25). Trajet dont le caractère éminemment périlleux n’était guère dissimulé : « quiconque pose le pied sur le terrain de la langue peut se dire qu'il est abandonné par toutes les analogies du ciel et de la terre » (Ibid., p. 357). Si les balises usuelles font ici défaut, c'est bien en raison de l'arbitraire du signe, l'organisation formelle des signifiants et des signifiés étant indépendante des caractères intrinsèques de la substance phonique et de la substance significative : « La linguistique travaille donc sur le terrain limitrophe où les éléments des deux ordres se combinent ; cette combinaison produit une forme, non une substance » (Ibid., p. 157)3. Autrement dit, rien dans la masse des significations possibles ne prédétermine les discriminations qu'opère la langue en se dotant du signe terrain. Il convient donc de mettre au jour la radicale historicité du signe utilisé par certains locuteurs pour se référer à une expérience qu'ils affirment avoir du monde. Le terrain n'est pas davantage une donnée immédiate de la conscience qu'une épreuve transparente à sa propre efficacité. Le terrain est d'abord un certain affleurement de nos phrases.

52Dans leur Vocabulaire de la Psychanalyse, J. Laplanche et J.-B. Pontalis écrivent : « Le transfert est classiquement reconnu comme le terrain où se joue la problématique d'une cure psychanalytique » (1967, p. 492). Cette convergence lexicale mérite d'être relevée, dans la mesure où le terrain anthropologique peut être bien entendu envisagé comme le lieu d'une situation transférentielle (Devereux, 1980). La parution d'un certain nombre de journaux (Malinowski, 1967) et de contre-enquêtes (Freeman, 1983), a permis de mesurer à quel point les expériences vécues sur le terrain sont, pour une part non négligeable, fort éloignées de leurs mises en scène académiques classiques. La vérité du terrain voisine avec la libido et la violence. La nécessité d'inventer de nouvelles formes textuelles susceptibles de mieux rendre compte de ce qui se passe effectivement et affectivement sur le terrain constitue l'un des enjeux les plus saillants auquel se trouve confrontée l'anthropologie.

Bibliographie   

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Notes   

1  Cet article, traduit par Wilma Leitão, a été publié au Brésil sous le titre « Por uma história da noção de campo », dans Cardenos de Campo, n° 16, Universidade de Sao Paulo, 2008, p. 218 sq.

2  Louis Pasteur dans son Discours de réception à l’Académie française prononcé le 27 avril 1882.

3  Dans ces trois citations, c’est nous qui soulignons. En revanche, les passages en italiques le sont dans le Cours de linguistique générale.

Citation   

Bertrand PULMAN, «Le plus beau terrain du monde. Le sport, la libido et l’autonomie du signifiant», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les numéros, mis à  jour le : 08/09/2015, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=1044.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Bertrand PULMAN

Bertrand PULMAN est Professeur de sociologie et d’anthropologie à l’UFR Santé, Médecine, Biologie Humaine de l’Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité et rattaché à l’IRIS, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Unité Mixte de Recherche 8156 CNRS – 997 Inserm – EHESS – UP13). Responsable du Master « Santé, Populations, Politiques Sociales » (EHESS - UP13), il est  également  membre du Conseil scientifique de la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord et  membre du Conseil scientifique du Forum Européen de Bioéthique. Ses intérêts de recherche sont l’interface entre les sciences sociales et la psychanalyse, l’anthropologie de la santé, l’anthropologie du sport.