Introduction
Au cours de l’été 2020, dans le cadre de la Journée internationale des victimes de disparition forcée, célébrée chaque 30 août dans le monde entier, deux des principaux réseaux nationaux mexicains regroupant divers collectifs de familles de victimes ont lancé deux initiatives très similaires. Avec la campagne #NousLesVoulonsDeRetour (#LesQueremosDeVuelta), le Mouvement pour nos disparus au Mexique (Movimiento por Nuestros Desaparecidos en México, MNDM), fondé en 2015 pour exiger l’adoption d’une loi générale sur les disparitions, appelait la société à « se souvenir des disparus du Mexique ». L’un des « challenges » adressés au public consistait à publier sur les réseaux sociaux une courte vidéo, une image ou un texte présentant un « souvenir positif » d’une personne disparue, avec le hashtag #MémoireViveTonSouvenir (#MemoriaVivaTuRecuerdo)1. Dans le même temps, la Brigade nationale de recherche des personnes disparues (Brigada Nacional de Búsqueda de Personas Desaparecidas), qui réunit chaque année depuis 2016 des collectifs de différentes régions du pays pendant deux semaines pour partir à la recherche des personnes disparues – notamment dans des fosses clandestines – appelait à un « mouvement numérique pour la mémoire ». À l’instar de l’appel du MNDM, la Brigade invitait les gens à télécharger des photographies, des vidéos ou tout autre contenu, dans ce cas avec le hashtag #OùSontIls (#DóndeEstán)2. Quelques semaines avant le lancement de ces campagnes sur les réseaux sociaux, d’autres collectifs de familles de victimes avaient appelé à la première « Marche pour la mémoire et la justice » (« Caminata por la memoria y la justicia ») sur la place principale de Mexico, le Zócalo. S’inspirant des actions menées depuis 1977 par les Mères de la place de Mai en Argentine, une vingtaine de personnes s’est alors rassemblée sur la place, le 5 août 2020, pour tourner en rond devant le siège du gouvernement national avec les portraits des personnes disparues (Huellas de la Memoria, 2021). Depuis lors, la « ronde » a lieu le premier mercredi de chaque mois, et ces défilés avec les photographies des disparus constituent déjà, selon l’historien Enzo Traverso, une forme de commémoration3.
Ces quelques exemples montrent à quel point nous assistons au Mexique à toutes sortes de pratiques commémoratives et mémorielles autour des personnes disparues. « Mémoire », « mémorial », « oubli » et « souvenir » sont autant de termes que l’on retrouve çà et là, dans les appels à manifester, dans les prises de parole, dans les communiqués de presse. Toutefois, ces dynamiques mémorielles échappent à la relation qui est souvent établie entre la mémoire, le présent et le passé. Si l’on suit Enzo Traverso dans Le passé : modes d’emploi, qui reprend à son tour le modèle proposé par Henry Rousso dans Le syndrome de Vichy (1990), la mémoire traverse généralement plusieurs phases : tout d’abord, « un événement marquant, un tournant, souvent un traumatisme », dans notre cas, la violence extrême et les disparitions massives ; ensuite, « une phase de refoulement » qui sera inévitablement suivie, à un moment ou à un autre, d’un « retour du refoulé » et parfois d’une « obsession mémorielle » (Traverso, 2005, p. 43-44). Derrière cette schématisation se trouve un postulat simple et bien connu : le travail de remémoration relève du présent, tandis que l’événement remémoré appartient au passé, même si sa remémoration (ou son oubli) répond aux enjeux du présent. Or, les disparitions qui font l’objet d’une mémorialisation croissante au Mexique n’appartiennent pas à un passé révolu. Il s’agit d’un phénomène massif qui continue de toucher la société mexicaine jour après jour et heure après heure, comme en témoignent les 6 957 personnes disparues dans le pays pour la seule année 2020, selon les chiffres officiels (Amnesty International, 2021, p. 316). Aucune rupture ou distance nette n’existe donc entre le moment de l’énonciation (le présent) et ce qui est remémoré ou nommé (les personnes disparues). En d’autres termes, la construction de la mémoire des disparus au Mexique (la création de mémoriaux, l’installation de portraits, la construction d’anti-monuments, etc.) a lieu en même temps que le traumatisme (les disparitions et la violence) ; il n’y a point de refoulement.
Ce phénomène de simultanéité entre un « événement » et sa mémorialisation peut également être observé dans d’autres espaces et contextes. Dans son livre Mémoire vive : chroniques d’un quartier, Sarah Gensburger fait un constat similaire en analysant la place occupée par la statue de Marianne sur la place de la République à Paris depuis les attentats de janvier 2015. Pour cette sociologue spécialiste de la mémoire collective, le terme « mémorial », souvent utilisé pour désigner la statue, ne suffit pas à exprimer tout ce qui est en jeu ici : « Tout d’abord, un mémorial a pour fonction de garder le souvenir de ce qui est passé, appartient à une époque ancienne. La répétition des attentats en novembre a montré que l’événement survenu en janvier 2015 n’était ni terminé ni révolu » (Gensburger, 2017, p. 68). Elle prolonge sa réflexion en avançant que la notion même d’événement mériterait d’être retravaillée.
Toutefois, comparée à la mémorialisation des attentats en France, celle des disparitions au Mexique comporte des enjeux supplémentaires : non seulement les événements se répètent sans cesse, mais ils sont d’une ampleur inouïe et, surtout, leur nature même les lie fortement au présent. Les disparitions, contrairement à d’autres crimes, sont considérées comme un crime continu, « une violation permanente des droits humains tant que le sort de la victime ou le lieu où elle se trouve n’a pas été élucidé4 » (Huhle, 2019, p. 75). Le caractère continu du crime (le fait que les personnes disparues ne soient toujours pas retrouvées) conduit, comme le rappelle Enzo Traverso à propos des victimes de la dictature argentine, à une phase d’affliction qui se pérennise, même si la disparition s’est produite il y a vingt ou trente ans. En l’absence de corps, le deuil est à la fois « inépuisable et impossible » (Traverso, 2005, p. 41). En cela, honorer la mémoire des morts peut se révéler moins problématique qu’honorer celle des disparus, qui ne sont « ni vivants ni morts » (Mastrogiovanni, 2016), ce qui conduit les familles à poursuivre leurs recherches dans l’espoir de les retrouver.
Selon les chiffres officiels, plus de 94 000 personnes ont disparu au Mexique depuis le début de la « guerre contre le narcotrafic ». Initiée par le gouvernement de Felipe Calderón (2006-2012), cette stratégie de sécurité publique, dont l’objectif officiel était de lutter contre le trafic de drogue et le crime organisé en déployant l’armée sur l’ensemble du territoire national en opération conjointe avec les différentes forces de police, a conduit à une augmentation exponentielle de la violence dans toutes les régions du pays. Cette intensification de la violence s’est accompagnée d’un changement concernant à la fois la nature des disparitions et leurs auteurs. Contrairement à celles des années 1970 et 1980, aujourd’hui, les victimes de disparition ne sont pas nécessairement des opposants politiques, et les auteurs ne sont pas uniquement des agents de l’État. Désormais, les disparitions sont en grande partie le fait des membres du crime organisé, et tout citoyen ordinaire peut en être victime.
Partant de ces constats, cet article s’interroge sur la manière dont se construit la mémoire des disparus dans le Mexique contemporain et sur le rôle des pratiques commémoratives et mémorielles dans un contexte de violence extrême et massive. Quels sont les enjeux de la mise en mémoire des « événements » qui n’appartiennent pas pleinement à un passé révolu ? Quelles tensions peut-on observer dans les pratiques commémoratives et mémorielles au sein même des collectifs qui les mettent en œuvre ? Comment cette mémoire se constitue-t-elle et s’ancre-t-elle, alors qu’elle concerne un phénomène qui se produit partout et à tout moment ? Pour répondre à ces questions, ce texte revient sur trois cas d’appropriation de l’espace public à travers trois monuments historiques situés l’un dans la ville de Monterrey, au nord du Mexique, et les deux autres à Guadalajara, au nord-ouest du pays. Dans les trois cas, les familles de victimes ou les citoyens qui soutiennent leur cause ont réussi à marquer les espaces sans aucune autorisation institutionnelle et à y inscrire la mémoire des disparus de manière plus ou moins pérenne, en concurrence avec la mémoire qui y était véhiculée jusqu’alors. S’exprimant en même temps que se produit le phénomène objet de la mémorialisation, cette mémoire insoumise et construite par-delà l’État, fonctionne comme un « dispositif de sensibilisation » (Traïni et Siméant-Germanos, 2009) vis-à-vis de la société et comme un outil de dénonciation à l’égard des pouvoirs publics.
L’appropriation et la resymbolisation de ces espaces publics sont analysées à partir d’un corpus composé de divers matériaux textuels et audiovisuels où sont consignés les propos tenus par les familles des victimes ou leurs soutiens lors des pratiques de mémorialisation. L’article s’appuie également sur un entretien collectif réalisé à l’été 2020 avec le sculpteur mexicain Alfredo López Casanova (López Casanova, Melenotte et Vallejo Flores, 2021), qui est à l’origine de l’une des interventions présentées ici.
La place des Disparu.e.s à Monterrey : les risques et les paradoxes de la mémorialisation des disparitions
Le nord du Mexique a subi le premier la violence extrême et massive née de la « guerre contre le narcotrafic ». Ce n’est donc pas un hasard si cette région, de Tijuana à Monterrey en passant par Ciudad Juárez, a vu émerger la plupart des collectifs de familles de disparus dans les premières années qui ont suivi la recrudescence des violences5. Parmi eux, Forces unies pour nos disparus Nuevo Léon (FUNDENL), un comité fondé par une dizaine de familles en mai 2012 dans la ville de Monterrey (Vecchi Gerli, 2018, p. 95). Deux ans après sa création, et face aux difficultés rencontrées pour faire avancer les enquêtes sur la disparition de leurs proches, les membres de FUNDENL ont décidé de franchir une nouvelle étape pour donner plus de visibilité à leur cause. Le 11 janvier 2014, ils ont pris possession d’une place connue à l’époque sous le nom de place du Torero, parce que s’y trouvent les statues des trois plus célèbres toreros de l’État de Nuevo León, dont Monterrey est la capitale. Située dans le centre historique de la ville et aménagée autour d’une fontaine, la place a été investie par les proches des victimes, qui lui ont conféré une nouvelle signification en la renommant « La Transparence de la veille » (« La Transparencia de la Víspera ») et en plaçant les noms de plusieurs personnes disparues et les dates de leurs disparitions sur la grande sculpture en verre au centre de la fontaine (Ramírez, 2014, p. 73).
Le même jour, FUNDENL a publié un communiqué adressé au gouverneur de l’État, Rodrigo Medina, qui soulignait le caractère contestataire de l’action et révélait également les enjeux que la mémorialisation des disparitions peut comporter pour les proches des victimes :
« […] l’État n’a pas su reconnaître l’ampleur de la tragédie et ne facilite pas, comme c’est son obligation, l’accès à la justice. Face à cette situation, nous avons décidé d’occuper cette place publique de façon permanente afin de rappeler à votre gouvernement [celui de Rodrigo Medina] l’urgence d’agir. Nous invitons tous les proches à afficher les noms de leurs disparus et disparues. […] Exigeons que les autorités, à partir de ce moment et à travers cet espace public, localisent nos proches bien-aimés. Nous invitons la société à le protéger [le site] et à se joindre à nous pour demander justice. Cet espace n’est pas un mémorial. Il ne cherche pas à enterrer les affaires. La sculpture et la place seront une présence physique qui criera aux autorités, jour après jour, la dette historique qu’elles ont envers tous les disparus et la société en général. Chacun des noms sera retiré lorsque nous aurons tous retrouvé la personne disparue à laquelle il appartient, jusqu’à ce que la place soit libérée et que la sculpture soit transparente, comme doivent l’être les actions des autorités6. »
Le refus explicite des familles de considérer cet espace comme un mémorial montre combien « la mémoire est du passé », selon l’expression d’Aristote si chère à Paul Ricœur (2000). Y voir un mémorial reviendrait à interpréter la réappropriation de la place comme une ultime étape du deuil des familles, qui viendrait clore la recherche des disparus (puisque présumés morts) et inscrirait leur cause dans un passé révolu. C’est pourquoi le communiqué souligne que la mise en place des noms ne vise pas à « enterrer les affaires ». Au contraire, l’espace resymbolisé se veut éphémère, les noms pouvant être effacés et la place « libérée ».
Pourtant, l’action de FUNDENL se situait à bien des égards dans un registre mémoriel. Tout d’abord, la date choisie pour donner une nouvelle signification à la place revêtait une dimension commémorative. Le 11 janvier 2014 était le troisième anniversaire de la disparition de Roy Rivera, fils de Leticia Hidalgo, fondatrice et figure emblématique de FUNDENL. Puis, quelques semaines après avoir placé les noms des disparus sur la sculpture en verre, les membres de FUNDENL ont eu recours à l’un des objets les plus emblématiques des commémorations : ils ont apposé une plaque métallique sur une grande pierre située au bord de la place. Outre un poème de l’écrivain mexicain Rodrigo Guajardo, la plaque, signée « Ceux qui attendent » (« Los aguardantes »), comportait un message insistant toutefois sur le caractère éphémère de la « La Transparence de la veille » : « Nous appelons les personnes suivantes, que nous n’avons pas vues depuis longtemps, à retirer leur propre nom du mur, de leurs propres mains, jusqu’à ce que la transparence totale soit rétablie7. »
En réalité, l’installation d’une plaque portant le nom de Roy Rivera avait été le projet initial de Leticia Hidalgo pour marquer le troisième anniversaire de la disparition de son fils. Néanmoins, justement en raison de la forte connotation mémorielle d’un tel objet et du risque qu’il soit perçu comme un abandon de la recherche de son fils, elle a décidé, sur les conseils de plusieurs personnes de son entourage, de repenser ce projet à la lumière des initiatives prises dans d’autres pays en faveur des disparus8. C’est ainsi qu’est née l’idée de se réapproprier la place du Torero, un espace que les familles n’avaient pas fréquenté auparavant, mais qu’elles ont décidé d’occuper, en raison des potentialités qu’offrait son architecture, pour y aménager un espace similaire au Mémorial en souvenir des détenus-disparus, situé à Montevideo et constitué de deux grandes plaques de verre sur lesquelles sont gravés les noms des détenus-disparus sous la dictature uruguayenne (Vecchi Gerli, 2018, p. 182).
Si la fontaine aux noms susceptibles d’être effacés s’avérait plus « dynamique » – ou moins ancrée dans le passé – qu’une plaque métallique portant le nom d’un jeune homme disparu, le geste mémoriel n’en était pas pour autant totalement absent, et ce d’autant plus que ce choix s’inspirait d’un mémorial aux disparus. Il n’est donc pas surprenant que sept ans après la resignification de la place, Lourdes Huerta, mère d’un jeune homme disparu en 2010 et membre de FUNDENL, n’hésite pas à la qualifier de « mémorial aux personnes absentes9 ».
La réticence à employer la notion de mémorial doit donc être comprise à la lumière de ce qui est en jeu ici. Contrairement au mémorial uruguayen, érigé en hommage aux victimes d’une dictature qui a officiellement pris fin en 1985, la « La Transparence de la veille » est un site qui nomme les disparus d’une époque qui n’est pas encore révolue. Les noms affichés en janvier 2014 n’étaient que les premiers d’une liste à laquelle d’autres noms ont été ajoutés année après année, tout comme les portraits que l’on a, par la suite, commencé à peindre sur l’un des murs de la place et dont certains correspondent à des personnes disparues récemment.
En outre, à la différence du cas uruguayen, où le mémorial a été voulu par les autorités publiques elles-mêmes en même temps que s’engageait un processus de justice transitionnelle (Allier Montaño, 2016), pour les familles mexicaines, qui ne se trouvent pas dans une phase de post-conflit, occuper la place et lui donner une nouvelle signification constitue avant tout un moyen de faire pression sur le gouvernement de l’État de Nuevo León. En témoignent non seulement le communiqué publié le 11 janvier 2014, mais aussi les interviews données par les membres de FUNDENL trois mois plus tard, lorsqu’ils sont allés remettre en place les noms des disparus, effacés début avril par les autorités locales de Monterrey :
« [Cette place a pour objectif] de nous rendre visibles, car nous sommes un groupe de familles qui ne reçoit aucun soutien des autorités ni d’aucune organisation de défense des droits de l’homme, nos cas ne font l’objet d’aucune réunion de suivi, et bien que nous ayons demandé au gouvernement de l’État de nous prendre en compte, nous avons demandé au gouverneur Rodrigo Medina lui-même une audience, il a toujours été aveugle et sourd et muet envers nous. Mais le fait que personne ne nous soutienne ne signifie pas que nous n’existons pas. » (Leticia Hidalgo, citée dans Paris Martínez, 2014.)
L’action de FUNDENL était pionnière en son genre. L’occupation de la place est intervenue à une époque où les disparitions ne bénéficiaient pas de l’attention sociale et médiatique qu’elles allaient connaître par la suite, après la disparition forcée, le 26 septembre 2014, de 43 étudiants de l’école normale rurale Raúl Isidro Burgos, plus connue sous le nom d’Ayotzinapa. Le retentissement de cette affaire, tant au niveau national qu’international, a conduit à un élargissement et une intensification des formes d’action collective, parmi lesquelles la mémorialisation non officielle des espaces publics, selon des modalités plus ou moins similaires à celles de l’action de FUNDENL, et dont le coup d’accélérateur fut l’installation, en avril 2015, d’un « anti-monument » pour les 43 étudiants sur l’une des avenues les plus importantes de Mexico.
La réappropriation de la place du Torero a donné lieu à un nouvel espace socialement habité par les familles des victimes, y compris celles appartenant à d’autres collectifs que FUNDENL.
Il est devenu un véritable lieu de rencontre, ainsi que le point de départ ou d’arrivée des manifestations en faveur des disparus. Ce « marquage territorial » (Jelin et Langland, 2003) est parvenu à s’ancrer si bien dans l’imaginaire urbain que le nom que FUNDENL lui avait donné, « La Transparence de la veille », a très vite été remplacé par un autre, apparu spontanément : « La place des Disparu.e.s » (« Plaza de l@s Desaparecid@s10 ») comme on l’appelle habituellement et comme cela est désormais signalé sur l’un de ses murs.
Le rond-point des Disparu.e.s à Guadalajara : le devoir de mémoire à l’horizon
Guadalajara, à l’instar de Monterrey, dispose aujourd’hui d’un espace reconnu socialement comme celui « des disparu.e.s ». Toutefois, la mémorialisation s’est ici produite de manière inverse à ce que l’on a pu observer pour la place de Monterrey, l’espace ayant été renommé quelques années après avoir déjà servi de lieu de mobilisation sociale. En outre, la mémorialisation de l’espace est souvent plus ouvertement assumée qu’à Monterrey, laissant même se faire jour un « devoir de mémoire », au sens que cette expression a pris à partir des années 1990 avec la mémoire de la Shoah, à savoir « le devoir de témoigner pour que l’histoire de la catastrophe ne se répète pas » (Michel, 2018, p. 27).
L’espace connu aujourd’hui à Guadalajara sous le nom de « rond-point des Disparu.e.s » (« Glorieta de lxs Desaparecidxs ») se trouve au pied d’un monument historique érigé dans les années 1950 en hommage à six cadets morts pour le Mexique durant la guerre américano-mexicaine (1846-1848). Situé à l’intersection de trois grandes avenues, le monument se compose d’un grand obélisque surmonté d’une sculpture représentant une femme, la Mère-Patrie, et dominant celle des six cadets, les « enfants héros ». En bas de l’obélisque, une grande esplanade circulaire aménagée au-dessus du niveau de la rue est utilisée depuis longtemps comme lieu de rencontres festives et culturelles (concerts, festivals de toutes sortes, célébrations des victoires d’une des équipes de football locales, etc.). Cependant, au cours des huit dernières années, le rond-point a progressivement pris un autre visage. En 2013, c’est ici qu’a eu lieu la toute première manifestation des familles de disparus de l’État de Jalisco, dont Guadalajara est la capitale (Franco, 2018). Plus tard, en 2014 et 2015, ce rond-point a également accueilli plusieurs des manifestations organisées après la disparition des 43 étudiants d’Ayotzinapa. En 2015 puis en 2017, les mères de disparus de l’État de Jalisco l’ont choisi pour manifester à l’occasion de la fête des Mères, célébrée tous les 10 mai au Mexique, faisant ainsi écho à la « Marche pour la dignité nationale : mères qui cherchent leurs fils et filles, la vérité et la justice », qui se tient depuis 2012 à la même date à Mexico11. À toutes ces occasions, ce lieu était investi de façon temporaire. Si lors des manifestations quelques banderoles en plastique portant des slogans ou même les portraits des personnes disparues, étaient placées çà et là, une fois les rassemblements terminés, l’espace retrouvait son aspect initial. Cependant, au cours de l’année 2018, tout a basculé, lorsque l’État de Jalisco a connu son propre cas Ayotzinapa.
Le 19 mars 2018, trois jeunes étudiants en cinéma, Javier Salomón Aceves Gastélum, Marco Francisco García Ávalos et Jesús Daniel Díaz García, ont été portés disparus après avoir été enlevés dans la municipalité de Tonalá, dans la banlieue de Guadalajara, par un groupe d’hommes armés qui étaient vraisemblablement des membres du Bureau du procureur général de l’État de Jalisco (Fiscalía General del Estado de Jalisco). Comme cela s’était passé après la disparition des étudiants d’Ayotzinapa au niveau national, celle de ces jeunes a provoqué, au niveau local, une mobilisation sociale sans précédent, qui a donné lieu à 12 manifestations en l’espace de 27 jours (Franco, 2018, p. 218). C’est lors de la deuxième manifestation, le 24 mars 2018, que le rond-point des Enfants Héros a été renommé « rond-point des Disparu.e.s », à l’initiative d’une assemblée interuniversitaire qui s’était tenue la veille (Vargas, 2020). Devant près de 3 000 personnes, une grande bâche blanche aux lettres noires portant le nouveau nom du rond-point a été accrochée au garde-corps entourant l’esplanade, sous les cris d’« ils ne sont pas que trois, c’est nous tou.te.s » (« no son tres, somos todxs »), un mot d’ordre devenu emblématique après la disparition des trois étudiants. Au milieu des slogans et des récits déchirants de mères à la recherche de leurs fils et filles, la resignification du rond-point a été marquée par des discours dénonçant notamment l’inefficacité des enquêtes des autorités. Toutefois, dans la courte intervention de l’un des professeurs des étudiants disparus, Carlos Valencia, on pouvait remarquer un certain geste mémoriel et, surtout, l’intention que ce lieu, avec ses banderoles et ses photos des disparus, devienne un dispositif de sensibilisation pour éveiller la conscience et l’intérêt de la société vis-à-vis de la cause des disparus : « Pour qu’elle [cette cause] soit toujours présente, pour qu’elle ne soit pas oubliée, pour que la société tout entière ait désormais sous les yeux ce qu’elle a délibérément décidé d’ignorer [...]. Que ce rond-point soit rempli des photos de tous les disparus d’ici, de ce pays12. »
Dès lors, l’utilisation du rond-point comme lieu de mobilisation en soutien aux disparus s’est intensifiée, et peu à peu diverses bâches montrant leurs portraits ont été accrochées au garde-corps de l’esplanade, dont certaines, de grande taille, ne laissaient pas indifférents les passants ou les automobilistes, comme j’en ai moi-même fait l’expérience lors de mes déplacements quotidiens dans cette partie de la ville.
Le rond-point est aussi devenu graduellement un lieu de mémoire, notamment grâce aux différentes actions menées à l’occasion des anniversaires de la disparition des trois étudiants en cinéma. Le 19 mars 2019, un an après les faits, un « Jardin de la mémoire » (« Jardín de la memoria ») a été installé sur le site. Considéré comme un « anti-monument vivant », le jardin se composait de trois grands bacs représentant chacun un des étudiants disparus, dans lesquels diverses plantes et un petit arbre ont été plantés, et dont la base comportait les noms d’autres personnes portées disparues dans l’État de Jalisco (Franco, 2019). « Nous arrosons la mémoire pour qu’elle prenne racine et fasse pousser ses branches, que cet espace devienne non seulement un lieu de rassemblement, mais aussi un lieu d’organisation de la lutte pour la vérité et la dignité, car là où la mort est semée, il faut semer la vie13 », a déclaré à cette occasion Carlos Valencia, l’ancien professeur des étudiants. Ce faisant, les familles des étudiants et leurs soutiens n’ont pas seulement renforcé la nouvelle signification du rond-point en tant qu’espace pour les personnes disparues. Leur action montre aussi comment, à partir de l’anéantissement que peut signifier la disparition de personnes (ici symbolisé par les bacs représentant chacun des étudiants), la société regagne des aires de vie (ici symbolisée par les plantes), avec l’espoir et l’intention implicite que les disparitions cessent.
Mais c’est surtout à l’occasion du troisième anniversaire de la disparition des étudiants, le 19 mars 2021, que la dynamique mémorielle a pris de l’ampleur sur ce rond-point, avec la pose d’environ 70 carreaux de faïence. Outre le nom du rond-point, écrit sur un support moins éphémère qu’une bâche, chacun des carreaux reproduisait une « fiche de recherche » (« ficha de búsqueda ») avec la photo d’une personne disparue, la date et le lieu de sa disparition, ainsi que les coordonnées de sa famille ou de certains services gouvernementaux.
Si, visuellement, les carreaux sont fortement ancrés dans le présent (les numéros de téléphone qui y sont inscrits rappellent que ces personnes sont activement recherchées), leur installation s’est accompagnée de discours qui assumaient ouvertement une intention mémorielle, en même temps qu’ils exprimaient la volonté de rendre visible la cause des disparus et de sensibiliser la société. « Espérons que ce soit un monument à la mémoire de nos fils, que les gens sachent qu’au Jalisco ce problème [des disparitions] existe », a déclaré la mère d’un jeune homme disparu en 2017, membre du collectif Entre ciel et terre (Entre Cielo y Tierra)14. Mais ce sont sans doute les mots de Carlos Valencia, l’ancien professeur des trois jeunes, qui traduisent le mieux le constat fait au début de cet article, à savoir la simultanéité entre les disparitions et leur processus de mémorialisation, dans le cadre duquel la mémoire sert non seulement à lutter contre l’oubli, mais est aussi intégrée au répertoire d’actions collectives visant à stopper la violence qui se perpétue :
« Marco, Daniel, Salomón, […] vous me manquez, vous nous manquez [...]. Je n’ai pas de mots pour décrire ce que c’est d’enseigner en sachant que cela se répète sans cesse. Et je ne peux pas m’empêcher de penser “combien d’autres encore ?” [...]. Aujourd’hui, nous sommes ici pour préserver la mémoire, pour rendre permanent ce qui a commencé il y a trois ans […], resignifiant ce rond-point comme un espace de mémoire et de lutte. Nous voulons que cette mémoire perdure. Et aujourd’hui, je continue de penser : combien de douleur encore, combien de sang, combien d’horreurs, combien de familles encore devront souffrir avant que tout ceci se termine ? Pour l’instant, nous sommes toutes et tous là, à parler un langage différent pour essayer d’arrêter la violence […]. Vous nous faites disparaître et nous érigeons un monument à ceux qui ont été enlevés […] pour que cette ville n’oublie jamais ceux qui attendent d’être retrouvés […] ».
Le rond-point comme « espace de mémoire et de lutte », donc. Mais cette cause mémorielle est aussi résolument tournée vers l’avenir, comme en témoigne la fin du discours de l’enseignant : « Lorsque nous serons sortis de cette folie, lorsque nous les aurons tous retrouvés, j’espère que nous pourrons regarder en arrière, voir ce rond-point et nous dire “cela ne doit plus jamais se reproduire” ». Et même s’il ne reprend pas l’expression « devoir de mémoire », ses propos s’inscrivent sans conteste dans ce registre.
Avec l’usage que l’on fait aujourd’hui du rond-point, cet espace est devenu l’arène où s’affrontent les deux paradigmes de la mémoire obligée évoqués par Johann Michel à partir du cas français : le paradigme du 11 novembre – l’hommage aux morts pour la France – et celui de la Shoah – l’hommage aux victimes à cause de la France (Michel, 2018, p. 15-49). Ainsi, juste en dessous de la sculpture des enfants héros, sur le socle de laquelle on peut lire « Morts pour la patrie » (« Murieron por la patria »), se trouvent les visages des personnes disparues, victimes d’une politique de sécurité publique entamée en 2006 et dont l’échec doit être compris à la lumière de l’imbrication et de la collusion des autorités publiques avec le crime organisé, sans oublier la participation directe de diverses forces armées et policières dans de nombreux cas de disparition.
« Le cri de la statue » : nommer les responsables du présent, voire du futur
Le rond-point des Disparu.e.s n’est pas le seul espace de Guadalajara où la mémoire insoumise et la mémoire publique officielle se retrouvent face à face. À quatre kilomètres de là, dans le centre historique de la ville, la mémoire des disparus s’est également invitée sur un autre monument historique, la Rotonde des personnes illustres du Jalisco (Rotonda de Jaliscienses Ilustres), consacrée à cultiver la mémoire des personnages ayant marqué l’histoire de l’État de Jalisco. Ici aussi, c’est la disparition des trois jeunes étudiants en cinéma qui est à l’origine de la réappropriation de l’espace public, à travers l’une des sculptures situées dans l’ensemble monumental, l’effigie d’Antonio Alcalde, évêque de Guadalajara (1771-1792). L’analyse de ce cas permet d’approfondir une autre dimension de la mémorialisation des disparitions : les défis qu’elle pose aux autorités publiques15.
La rotonde, située dans l’espace le plus central de la ville, tout près des sièges des pouvoirs politiques (le palais municipal et le palais du gouvernement du Jalisco) et religieux (la cathédrale), est un endroit plutôt plaisant. Ce monument, construit en 1953, est entouré d’un jardin arboré et peuplé de 31 statues. Contrairement aux rues et aux places plus animées des environs, le lieu dégage une atmosphère relativement tranquille. Mais le 19 mars 2019, jour du premier anniversaire de la disparition des trois étudiants en cinéma, une certaine agitation était perceptible à l’un des angles du jardin. Une douzaine de journalistes étaient présents et semblaient porter une attention particulière à trois personnes : le sculpteur Alfredo López Casanova et deux femmes, Sofía Ávalos Ornelas et Virgilia García García, mères de deux des trois jeunes disparus. Le sculpteur a pris la parole et a déclaré : « Ce que nous allons faire, les familles et moi, c’est commencer à révéler ce message caché, cette dénonciation cryptée16. » Il a ensuite lu un document intitulé « Frère Antonio Alcalde ou le cri de la statue » (« Fray Antonio Alcalde o el grito de la estatua ») pour expliquer plus en détail l’objectif de l’action sur le point d’être réalisée, avant de s’approcher, avec les deux femmes, de la sculpture de l’évêque. À l’aide de deux petits tabourets, d’un escabeau et de divers outils, ils ont enlevé une pâte invisible qui se trouvait en plusieurs endroits de la sculpture (trois des côtés du socle et le livre que la statue tient dans ses mains). Au bout d’une vingtaine de minutes, quatre messages sont apparus : « ils ne sont pas que trois, c’est nous tou.te.s » (« no son tres, somos todxs »), « vous les avez pris vivants, nous les voulons vivants » (« vivos los llevaron, vivos los queremos »), « Jalisco, 6 503 disparu.e.s » (« Jalisco, 6503 desaparecidxs ») et « mémoire, vérité et justice » (« memoria, verdad y justicia »).
Cette statue était l’œuvre d’Alfredo López Casanova lui-même, qui un an auparavant avait remporté un concours public pour sa réalisation. Elle avait été dévoilée officiellement le 5 décembre 2018, dans le cadre du dernier acte public du gouverneur de l’époque, Aristóteles Sandoval. Lors de cette cérémonie officielle, personne n’imaginait que l’effigie d’Antonio Alcalde ferait l’objet quelques mois plus tard d’une sorte de « seconde inauguration », cette fois-ci contestataire, par la révélation de quatre messages que le sculpteur avait cachés et tenus secrets.
Alfredo López Casanova explique son geste comme le résultat d’une « conjoncture particulière », la version officielle de la disparition des trois étudiants ayant été rendue publique alors qu’il était dans son atelier en train de modeler la sculpture. Indigné par cette version, selon laquelle les étudiants auraient été assassinés et leurs corps dissous dans de l’acide par des membres du cartel Jalisco Nueva Generación, le sculpteur n’a pu s’empêcher de faire de son œuvre un objet politique :
« Il y a donc une conjoncture particulière : un sculpteur qui effectue un travail professionnel est en quelque sorte traversé par la réalité. Je ressens de la colère et de l’impuissance. Face à cette réalité, j’ai deux options : soit je laisse faire et je fais mon travail, soit je prends la décision éthique de dénoncer les disparitions à Jalisco. J’opte pour la seconde solution. Disons que l’activiste politique l’emporte et décide ainsi. » (López Casanova, Melenotte et Vallejo Flores, 2021.)
Si l’activiste politique l’emporte, c’est qu’Alfredo López Casanova, en parallèle de sa longue carrière artistique, a longtemps soutenu divers mouvements sociaux. Cet engagement politique et social a précédé son parcours artistique et s’est consolidé au fil des ans, l’amenant à s’impliquer aux côtés des familles de personnes disparues. Depuis 2013, il participe activement à une autre initiative mémorielle pour les disparus, « Traces de la mémoire » (« Huellas de la memoria »), consistant à utiliser les semelles des chaussures des proches des disparus pour y graver des messages qui sont ensuite imprimés sur du papier17.
Dans leur ensemble, les messages de la statue ont été conçus comme un « rappel à l’ordre » (llamada de atención) adressé à la société, du fait de son manque d’organisation pour arrêter la violence et de son défaut de solidarité avec les familles de personnes disparues. Pour le sculpteur, « il est important de toucher les autres, de les questionner, d’interpeller la société » (López Casanova, Melenotte et Vallejo Flores, 2021). En cherchant à toucher les autres, le sculpteur a un objectif clair, comme il l’a exprimé lors du dévoilement des messages :
« Nous devons nous organiser et, en ce sens, cette sculpture sera un rappel permanent. Une sculpture gênante pour ceux qui veulent détourner le regard et ne pas reconnaître que cela existe, et ils ne le reconnaissent que lorsque cela leur arrive, malheureusement […]. En tant que société, nous devons mettre un terme à ce phénomène, sinon personne ne l’arrêtera18. »
Mais, installée comme elle l’est dans l’un des monuments historiques les plus importants de l’État, à proximité immédiate des sièges des pouvoirs politiques, la sculpture a surtout été pensée comme une « sculpture gênante » vis-à-vis des autorités de Guadalajara et du Jalisco. Pour celles-ci, les messages de la sculpture ont représenté un affront à plusieurs égards. Outre l’irruption soudaine de la cause des disparus dans un monument de première importance, le sculpteur a défié physiquement et financièrement les autorités publiques. D’abord, la sculpture, fruit d’un concours officiel, était financée par des fonds publics. Ensuite, en fondant pleinement les messages dans sa sculpture, l’artiste en a fait un acte de protestation qui rompait avec le caractère éphémère d’autres actions protestataires déjà menées à cet endroit. Dans la solidité matérielle des statues, nous dit Mona Ozouf (1997), « il y a comme un son d’éternité, une promesse d’immortalité ». C’est précisément là que réside la force des messages cachés. Tout comme la statue, ils sont en bronze, un matériau qui – selon les mots du sculpteur, proches de ceux de M. Ozouf – inspire un sentiment de « pour toujours », « pour toute la vie » (López Casanova, Melenotte et Vallejo Flores, 2021).
Au-delà du caractère contestataire des messages, Alfredo López Casanova lui-même a décrit son geste comme une « action de mémoire19 ». Par ailleurs, lors du dévoilement des messages, un certain « devoir de mémoire » a été évoqué, comme dans le cas du rond-point des Disparu.e.s. À un journaliste qui lui demandait si les phrases avaient pour but d’inscrire « dans la mémoire des gens » ce qu’elles dénonçaient et de le remémorer quotidiennement dans la Rotonde des personnes illustres du Jalisco, Alfredo López Casanova a répondu que l’objectif était de dénoncer en permanence et que, si les disparitions venaient à cesser, les messages montreraient qu’il fut un temps où le gouvernement était incapable de mettre un terme à ce phénomène, « que cela [les disparitions dénoncées par la sculpture] reste une honte, la honte d’un État, d’un gouvernement qui a été incapable de résoudre ce problème ». Toutefois, dix minutes plus tard, il a précisé ses propos et, cette fois-ci, c’est la tension entre mémoire, présent et passé qui est apparue, dans des termes similaires à ceux utilisés dans le communiqué de FUNDENL, lors de la resymbolisation de la place du Torero : « C’est une dénonciation permanente, ce n’est pas un fait du passé, c’est un fait présent, et c’est une exigence pour que cela cesse, pour que les disparitions forcées dans le pays prennent fin20. »
La sculpture et ses messages relèvent en réalité d’une temporalité plus large, qui dépasse le cadre du présent ou du passé. L’un des messages, « Jalisco, 6 503 disparu.e.s », fonctionne, selon les mots du sculpteur, à la manière d’une « capsule temporelle » qui « gèle » à jamais le nombre de personnes disparues au milieu de l’année 2018 (López Casanova, Melenotte et Vallejo Flores, 2021). Les implications politiques qui s’en dégagent ne sont pas des moindres, car la sculpture possède, d’une certaine manière, la capacité de peser sur l’avenir. En 2018, lorsque les messages ont été cachés, Aristóteles Sandoval gouvernait l’État de Jalisco. En mars 2019, le nouveau gouverneur, Enrique Alfaro Ramírez, conscient que la sculpture avec ses messages désormais dévoilés représentait une vigoureuse dénonciation de l’inaction des autorités locales et régionales, a cherché à se dédouaner de toute responsabilité en avançant deux arguments qui mettaient en cause l’administration antérieure : « Premièrement […] : c’est une sculpture dont le gouvernement précédent a ordonné la réalisation. Deuxièmement : c’est une accusation portant sur un fait [la disparition des trois étudiants] survenu sous le précédent gouvernement, et non sous le nôtre » (Mora, 2019). Les déclarations du gouverneur n’étaient pas erronées, mais elles ne l’absolvent pas pour autant. Au moment du dévoilement des messages, en mars 2019, le nouveau gouverneur était en poste depuis trois mois et les disparitions avaient encore augmenté : on comptait alors 7 000 personnes disparues dans l’État de Jalisco, soit 500 de plus qu’au milieu de l’année 2018. Ainsi, même si la sculpture a été réalisée sous le gouvernement d’Aristóteles Sandoval, son message dénonçant le nombre de personnes disparues en 2018 rappelle non seulement l’incapacité de son administration à mettre fin aux disparitions, mais souligne aussi les échecs des administrations actuelles et futures qui ne parviendraient pas à endiguer les violences et les disparitions.
Dans ce contexte, la sculpture d’Antonio Alcalde en tant qu’action de mémoire est similaire aux processus de mémoire qui concernent des événements d’un passé révolu, mais elle a une portée beaucoup plus large. Dans Los trabajos de la memoria, Elizabeth Jelin, faisant référence à ces processus, note ceci :
« Souvent, les acteurs qui luttent pour définir et nommer ce qui s’est passé en période de guerre, de violence politique ou de terrorisme d’État, ainsi que ceux qui cherchent à honorer les victimes et à identifier les responsables, considèrent leurs actions comme des mesures nécessaires pour contribuer à ce que les horreurs du passé ne se répètent pas – plus jamais. » (Jelin, 2002, p. 11-12.)
N’est-ce pas ce que « crie » d’une certaine façon la statue d’Antonio Alcalde ? Ses messages définissent et nomment clairement ce qui s’est passé jusqu’au milieu de l’année 2018 : la disparition des trois étudiants en cinéma et de 6 503 personnes. Mais, dans la mesure où les phrases ont été inscrites et dévoilées alors que les disparitions sont en cours, ce nombre « gelé » de personnes disparues définit et nomme implicitement ce qui se passe encore dans le présent.
En ce sens, les messages de la sculpture contribuent à identifier à la fois les responsables des horreurs du passé, ceux des horreurs du présent, voire ceux de l’avenir.
Ainsi, alliant son engagement politique et social à son travail de sculpteur, Alfredo López Casanova a non seulement réussi une prouesse politique sans précédent, en transformant subrepticement une œuvre officielle en une sculpture pour les personnes disparues, mais il a également élargi la portée de la mémorialisation des disparitions au Mexique, en y introduisant en quelque sorte une triple temporalité : présent, passé et futur.
Conclusions
La simultanéité des disparitions et de leur mémorialisation a entraîné l’émergence de diverses notions au Mexique : « mémoire précoce » (Ovalle et Díaz Tovar, 2019), « mémoire vivante » (Híjar, 2018) ou encore, selon les termes du sculpteur Alfredo López Casanova, « mémoire en construction permanente », car elle ne se réfère pas à « un fait conclu, du passé » (López Casanova, Melenotte et Vallejo Flores, 2021). Autant d’adjectifs différents, mais un substantif qui demeure : la mémoire. Et non sans raison. « Nous n’avons pas mieux que la mémoire, nous dit Paul Ricœur, pour signifier que quelque chose a eu lieu, est arrivé, s’est passé avant que nous déclarions nous en souvenir » (Ricœur, 2000, p. 26). La disparition de Roy Rivera a eu lieu le 11 janvier 2011 ; celle des trois jeunes étudiants en cinéma le 19 mars 2018. Mais ces événements du passé – certes très récent – ont été lus par la famille de Roy Rivera ou celles des trois jeunes disparus et leurs soutiens de manière « exemplaire » et non « littérale », pour reprendre la distinction proposée par Tzvetan Todorov (2008), que María De Vecchi Gerli (2018) utilise avec pertinence pour analyser le cas de la place des Disparu.e.s de Monterrey. L’usage exemplaire de la mémoire, nous dit Tzvetan Todorov, permet de ne pas rester enfermé dans le passé, mais de l’utiliser au profit du présent, en comparant et en reliant un événement à d’autres. Si les actions de mémoire menées à Monterrey et Guadalajara étaient motivées par les anniversaires de la disparition de Roy Rivera et des trois étudiants en cinéma, elles ont dès le départ inclus la mémoire d’autres personnes qui ont disparu avant ou après eux, et elles continuent d’inclure chaque jour celle de nouvelles victimes. « Mémoire », donc, car motivée par une disparition qui a déjà « eu lieu », mais « vivante » ou « en construction permanente » parce que la mise en mémoire concerne toutes les autres disparitions qui continuent à se produire et qui, avec la disparition « originelle » (celle ou celles qui « déclenchent » l’action de mémoire) font partie d’un même cycle.
Cet usage exemplaire de la mémoire est d’ailleurs favorisé par la nature même des disparitions (leur caractère de crime continu) et par l’absence de justice à laquelle sont confrontées les familles. Leticia Hidalgo, la mère de Roy Rivera, ne sait toujours pas où se trouve son fils, et elle peut mieux se faire entendre lorsqu’elle se mobilise avec d’autres et relie la disparition de son fils à celle d’autres disparus. Pour elle, comme pour tous les proches des personnes disparues, le deuil est impossible en raison de « l’absence de corps et de l’incertitude de la mort », pour reprendre les mots d’Elizabeth Jelin (2002, p. 56), dans la lignée des réflexions d’Enzo Traverso mentionnées dans l’introduction. Elle réclame justice notamment pour son fils, mais, en associant son cas et sa douleur à ceux des autres familles de disparus, elle ne s’enferme pas dans le passé et se soustrait ainsi à la mémoire littérale. Au contraire, elle intègre son passé (la disparition de son fils en 2011) dans le présent et même dans le futur, puisque ses actions visent implicitement à mettre fin aux disparitions.
Les cas présentés ici montrent de quelle manière la mémoire constitue un moyen de plus dans le répertoire d’action des familles de victimes, qui se servent des gestes mémoriels (inscription de noms ou de phrases pour les disparus, installation de plaques ou de portraits) comme d’outils de dénonciation et de sensibilisation. Mémoire et mobilisation se nourrissent mutuellement et une double dynamique est établie. L’une, entre la mémoire et l’indifférence, consiste à se souvenir et nommer pour que le regard se tourne vers les personnes disparues, afin que la société et les autorités publiques prennent les mesures nécessaires pour arrêter la vague de violence. L’autre, entre la mémoire et l’oubli, veut que l’on se souvienne pour ne pas répéter. On est face à un timide « plus jamais » et surtout à un « ça suffit », qui fonctionnent respectivement sur la base d’un « rapport injonctif au passé » (Michel, 2018) et au présent : tu dois te souvenir, tu dois regarder.
La mémorialisation des disparitions dans l’espace public, et plus particulièrement dans les monuments historiques, représente un défi majeur pour les pouvoirs publics. Aux visées patrimonialistes des autorités, désireuses de célébrer le passé glorieux, les familles des disparus et leurs soutiens opposent le présent douloureux. Par leur action, ils perturbent les desseins des monuments et introduisent une autre mémoire : celle de la violence contemporaine, celle des milliers de personnes disparues et des personnes qui recherchent inlassablement leurs êtres chers, contestant ainsi le monopole de l’État sur ces espaces et exposant son incapacité à assurer la paix publique.