En dépit du développement de la « sociologie de la sociologie » et, en particulier, de l’objectivation de la pratique de l’enquête1, l’étude des rapports entre photographie et sciences sociales reste relativement embryonnaire. Néanmoins, quelques chercheurs s’interrogent notamment sur le statut de « preuve » de la photographie2, proposent des méthodes d’analyse de l’image3, essayent de promouvoir de nouvelles « techniques » d’enquêtes (comme « l’interview photographique » ou la « photo-élicitation »4), tentent de classer les différentes approches photographiques afin de dégager les éventuelles spécificités de la « sociologie visuelle5 ». Malgré les efforts pour proposer un cadre méthodologique qui fasse consensus, force est de constater la persistance des réticences qui freinent encore son utilisation6. La diversité des courants théoriques en sciences sociales, celle des terrains d’enquête et des manières d’enquêter ne favorisent évidemment pas la discussion. Produire soi-même ses photographies ou utiliser celles des autres, les faire intervenir ou non dans la relation d’enquête, leur accorder une place secondaire ou première dans la restitution des résultats (en les envisageant comme un langage à part entière ou comme une simple « illustration ») : autant d’options qui font obstacle à toute tentative de généralisation.
On se propose de contribuer ici à la réflexion sur l’usage sociologique des images, à partir d’un corpus de photographies produit dans le cadre d’une enquête sur les gilets jaunes. Cette enquête, menée avec Thibault Cizeau et Lou Traverse, sociologues de formation, a duré environ un an. Outre le travail photographique qui m’incombait, notre enquête mobilisait les outils classiques de l’ethnographie : immersion « longue » (sur trois ronds-points différents), observations participantes, entretiens informels et entretiens approfondis, collecte de matériaux « indigènes », etc. Par ailleurs, la démarche se voulait indissociablement politique et sociologique : il s’agissait à la fois de soutenir cette mobilisation et d’étudier ses conditions de possibilité en enquêtant sur différents aspects (sa composition, l’organisation des ronds-points, les formes de politisation et d’action collective, les modalités de répression du mouvement, etc.) et sur les trajectoires biographiques des gilets jaunes mobilisés7. Dans cette perspective, la photographie semblait permettre à la fois de traduire visuellement (et d’expliquer à sa manière) « l’esprit » de ce mouvement, de comprendre et de faire comprendre le point de vue des enquêtés8.
Après avoir rappelé en quoi la photographie pose des problèmes analogues aux autres outils dédiés à la production de matériel empirique, je reviendrai sur la production du corpus d’images. J’essaierai d’expliciter en particulier quelques-unes des contraintes qui s’imposent au photographe en tentant de cerner leurs effets sur le matériau visuel produit. Loin de n’être que des obstacles à la connaissance, ces contraintes sont aussi révélatrices de la relation nouée avec les enquêtés, des ressources dont ils disposent et plus généralement des ethos qui sous-tendent leur connaissance pratique du monde social. J’évoquerai enfin quelques-unes des difficultés posées par « l’editing » c’est-à-dire par la phase de sélection, de développement et d’organisation des images.
Un outil d’objectivation « comme un autre »
La perspective sociologique porte à considérer la photographie comme un outil d’objectivation. Document pour l’histoire ou pour l’analyse du temps présent, la photographie fixe une réalité à un moment donné. Mais en raison des contraintes que l’outil impose au photographe et des choix qu’il opère en amont, puis au moment de la prise de vue, la représentation du réel correspond toujours à un point de vue particulier, sinon à une interprétation. La métaphore du « lampadaire » ou celle de la « boîte à outils » fonctionne aussi bien pour la sociologie que pour la photographie. De même que l’instrument utilisé par le chercheur (entretien, questionnaire, observation « directe », archives) détermine en partie ses matériaux et l’éclairage de certains aspects de la réalité, la photographie impose des contraintes et implique des partis pris qui ont des effets sur la représentation du réel. On sait, par exemple, que la focale utilisée détermine l’angle de champ et le rendu des perspectives. Selon la distance vis-à-vis du sujet et le choix du plan de netteté (la « mise au point »), elle offre ainsi la possibilité d’intégrer ou non certains éléments qui sont susceptibles de modifier le sens de l’image. La prédilection des photographes documentaires pour le grand-angle n’a rien d’anodin : il permet, en effet, d’intégrer plus facilement le contexte de la situation. De même, le contrôle de la vitesse d’obturation (le « temps d’exposition ») et des ISO (ce que l’on appelait autrefois les « ASA », la « sensibilité » du film) permet d’obtenir une image plus ou moins lumineuse, granuleuse et, surtout, de figer ou non les mouvements, changeant ainsi l’atmosphère d’une scène et l’attitude des corps, qui dépendent aussi de l’axe de prise de vue (plongée, contreplongée, etc.). L’ouverture du diaphragme de l’objectif permet encore de faire varier la profondeur de champ et d’isoler ainsi le sujet ou, au contraire, d’inclure l’environnement. Ces quelques paramètres, qui reviennent à « jouer » avec la quantité de lumière et les contraintes physiques de l’objectif, ont des effets immédiats sur la représentation du réel. De même que la couleur dépend toujours de la quantité et de la « qualité » de la lumière (« la nuit tous les chats sont gris »), le rendu des formes, des proportions, des perspectives, des textures, de la distance, du relief et du mouvement dépend de choix et de compromis dans un jeu avec des rayonnements lumineux (même lorsque ces « choix » sont délégués aux automatismes de l’appareil photographique utilisé).
En fait, indépendamment de l’appareil, la réalité ne se donne jamais à voir sans médiation. Comme les autres organes sensoriels, l’œil s’éduque et la vision n’est ni instantanée, ni fluide. C’est parce que l’œil est un outil capable de balayer l’espace très rapidement, d’adapter son angle de champ et de faire le point quasi instantanément9 qu’on oublie que notre perception ordinaire du réel correspond le plus souvent à un ensemble d’images assemblées par notre cerveau à une vitesse fulgurante. Celui-ci reconstruit une sorte de « panoramique » et ne se prive pas non plus de dissimuler les objets indésirables. Sans qu’on en ait conscience, le cerveau remplit une fonction de « post-traitement » de l’image et y intègre les autres sens qui permettent d’appréhender le réel (l’ouïe, l’odorat, le toucher, voire le goût), autant de dimensions sensorielles absentes de la photographie et qui expliquent en partie la déception du photographe lorsqu’il entend « reproduire » la réalité. Alors que notre culture nous apprend à anticiper des interactions, des déroulements d’actions, des manipulations d’objets, etc. et nous permet d’appréhender le réel comme un ensemble de séquences, la pratique intensive de la photographie apprend au contraire à le « fixer », c’est-à-dire à le décomposer. En ce sens, ce que l’on appelle de manière un peu snob « l’œil du photographe », n’est souvent rien de plus que sa capacité à anticiper. La difficulté de photographier des univers étrangers dont on ne maîtrise pas les codes ou les frustrations des photographes de rue lorsqu’ils jugent avoir manqué le moment « décisif » le rappellent à leur manière.
Par ailleurs, l’histoire sociale du photographe façonne son regard, ce qu’il juge pertinent de fixer ou de mettre en valeur. Qu’elle soit posée ou non, qu’elle fasse ou non l’objet d’une négociation, la photographie implique toujours une « sensibilité », sinon des « questions » socialement et historiquement situées, même si la conscience de l’« intention » au moment de la prise de vue n’est sans doute formulée que par les photographes qui intellectualisent le plus leur pratique ou qui la subordonnent à des objectifs précis10. En fait, ce que l’on juge digne d’une prise de vue et d’un déclenchement est toujours un regard produit d’une histoire, de lectures, de goûts et d’aversions photographiques et, plus généralement, des enjeux esthétiques, politiques, sociaux, dans lesquels le photographe est pris. La remarque vaut a fortiori pour un sujet aussi « politique » que les gilets jaunes, où la production et la diffusion d’images prennent place de facto dans une lutte pour la représentation et l’interprétation du mouvement. Elle s’applique aussi bien à la photographie « documentaire », qui prétend à « l’objectivité », à la photographie sociale « engagée », qui assume ses partis pris11, qu’à la photographie la plus « pure » (« l’art pour l’art ») dont les productions dépendent des contraintes du champ artistique et notamment du pouvoir des intermédiaires culturels (critiques d’art, galeristes, journalistes spécialisés, etc.) qui orientent les productions12. Les mythes du « créateur incréé », de « l’originalité » ou de « la singularité de l’œuvre » font écran à la perception du système de contraintes qui déterminent les pratiques photographiques.
De même, lorsque qu’il s’agit de photographier des personnes et/ou des situations sociales, la rencontre entre le photographe et le sujet photographié est toujours inscrite dans un rapport social. C’est pourquoi les problématiques du photographe sont proches de celles du sociologue, qui souhaite accéder aux représentations et aux pratiques des enquêtés. Tous deux sont tributaires de ce que les agents acceptent de leur livrer. Et c’est souvent l’implication sur le terrain, la connaissance préalable du sujet et l’habitus du photographe qui lui permettent de produire des images pertinentes. Entre autres facteurs, les conditions de la rencontre, la « présentation de soi » et de son travail, la complicité nouée au fil du temps, la négociation de sa place au sein du groupe, le contexte de la prise de vue et les usages socialement admis de la photographie pour le sujet photographié13 sont déterminants. Autrement dit, comme le note Gérard Mauger, le « champ du photographiable » se délimite à mesure que s’établit la relation entre le photographe et ceux qu’il photographie, de la même façon que le « champ du dicible » se définit dans le cadre évolutif de la situation d’enquête.
L’idée d’une observation in situ qui serait véritablement « transparente », grâce à des techniques de « neutralisation » de la situation d’enquête, semble aussi largement illusoire : la « présentation de soi » de l’enquêté dépend, en effet, de la représentation qu’il se fait de l’enquêteur (et de la situation d’enquête)14. Dans le cas d’une recherche s’appuyant exclusivement sur « l’observation directe » pratiquée incognito, il faut néanmoins s’interroger sur les effets de la présence de l’observateur sur le déroulement de la situation observée15. Par ailleurs, cet idéal d’un réel qui serait saisissable par l’observateur sans perturbation extérieure repose implicitement sur le présupposé de pratiques « authentiques » (ou d’une parole « sincère ») alors même qu’elles s’inscrivent toujours dans un système de relations particulières (qui n’est pas seulement « local »). Si la présence de l’appareil photo invite à la « mise en scène » de l’enquêté, les autres méthodes n’échappent pas davantage à cette critique. Les demandes que font certains enquêtés d’éteindre parfois le magnétophone (« off record ») rappellent en creux que l’enquêté n’oublie jamais complètement la situation d’enquête : ses tentatives pour contrôler ses propos visent à contrôler son image.
Seule, peut-être, la difficulté de garantir l’anonymat du photographié (à moins de flouter son visage) soulève un problème particulier, lorsqu’on compare l’usage de la photographie aux autres outils du sociologue. La prolifération des images dans le monde social s’accompagne, en effet, d’un mouvement paradoxal : la pratique de la photographie s’est considérablement banalisée et démocratisée (ce qui facilite son utilisation dans des univers variés), mais on assiste simultanément à une crispation relative autour du « droit à l’image16 ». Parce que les groupes sociaux sont inégalement disposés à résister à l’objectivation, et parce que l’usage d’une photographie est toujours ambigu et incertaine (spontanément perçue comme une représentation fidèle de la réalité, elle est aussi manipulable), la pratique photographique peut apparaître au photographié comme une pratique suspecte, sinon compromettante. Lorsque le photographe souhaite diffuser publiquement ses images sans perdre la confiance de ceux qu’il photographie, son travail implique souvent une forme d’adaptation, sinon de soumission aux attentes supposées du photographié. Il doit donc savoir s’abstenir de déclencher, accepter de « perdre » des photos et réfléchir sérieusement à son editing, quitte à ne jamais diffuser certaines images. La situation est un peu différente lorsqu’on appréhende des pratiques à travers des discours et qu’on les retranscrit a posteriori. Mais la garantie formelle de l’anonymat ne lève pas pour autant toutes les censures des enquêtés. La possibilité d’accéder à certaines pratiques reste tributaire de la capacité de l’enquêteur à faire accepter sa présence et à gagner la confiance sur le terrain17.
En définitive, les difficultés que semble souvent poser la photographie (éventuel « parti pris » du photographe au moment de la prise de vue, risques de « trucage » au moment du développement, impossibilité d’anonymiser, obligation de respecter le « droit à l’image », etc.) s’avèrent souvent de faux problèmes. Si l’on admet que « le point de vue crée l’objet », la photographie n’est qu’un simple outil interposé entre les pratiques des enquêtés et le regard du chercheur18 (toujours situé et orienté par un ensemble de déterminations sociales). L’analyse de la situation d’enquête est donc un préalable nécessaire à l’intelligibilité des matériaux produits.
La production d’un corpus d’images
La relation nouée avec les gilets jaunes illustre à la fois les contraintes qui pèsent sur la production d’un corpus d’images et les opportunités qu’ouvre la photographie pour négocier sa place, gagner la confiance et accéder aux agents les moins disposés à « jouer le jeu » de l’enquête. Au-delà des dispositions des enquêteurs19, il faut souligner que les conditions de la rencontre sont déterminantes dans la production du matériel empirique. C’est comme soutiens affichés au mouvement que nous sommes partis à la rencontre des gilets jaunes de l’Oise et que nous avons participé pendant un an à la mobilisation. Ces conditions font que l’enquête ne s’est présentée comme telle qu’au bout de plusieurs mois, lorsque nous avons décidé de compléter nos observations par une série d’entretiens auprès des familles. Alors que nous ne disposions initialement d’aucun contact parmi les gilets jaunes et que nous étions identifiés par la plupart d’entre eux comme des « journalistes », cette démarche a rencontré très peu de refus. Les impératifs liés à la mobilisation (notamment l’importance de l’amplifier) et le partage d’un ensemble d’activités (manifestations, réveillon, barbecues, tractages, discussions, etc.) facilitent le travail du sociologue sur le terrain. Du fait de l’absence de groupes d’interconnaissance préalablement constitués et dans la mesure où la recréation de solidarités à l’échelon local était un des enjeux de cette mobilisation, notre intégration aux ronds-points où nous enquêtions était facile. Le sentiment de « fraternité retrouvée », si souvent souligné par les protagonistes, jouait en notre faveur.
La photographie a également fonctionné comme une monnaie d’échange efficace pour nous faire accepter. La diffusion régulière sur les réseaux sociaux de photoreportages après nos passages sur les ronds-points nous a permis de gagner rapidement la confiance des gilets jaunes tout en créant un sentiment de dette réciproque. Si nos textes et nos photos visibilisaient leurs actions, portaient leur parole et témoignaient de facto de notre intérêt pour leur combat et leurs conditions d’existences, nous nous sentions également redevables de la confiance accordée, notamment lorsque nous les suivions dans des actions de « désobéissance civile » ou lorsqu’ils se livraient en racontant leur histoire dans le cadre plus intime de leurs foyers. De ce point de vue, la distance sociale, souvent supposée problématique, entre le monde des chercheurs et celui des classes populaires, peut être utilisée comme un levier pour enquêter. Face à un traitement médiatique très tôt défavorable aux gilets jaunes et principalement focalisé sur les manifestations du samedi dans les grandes villes20, la présence régulière d’un photographe qui venait spécialement de la région parisienne pour « couvrir le mouvement » représentait une opportunité de visibiliser les actions des manifestants. Autrement dit, apparaître comme des « journalistes sympas » auxquels il est possible de faire confiance (« eux, disent la vérité », répétaient-ils souvent) permettait d’utiliser à notre avantage le différentiel de capital scolaire et social, tout en atténuant l’asymétrie de la relation entre enquêteur et enquêté.
À condition d’être pratiquée de façon « bienveillante », c’est-à-dire en respectant les usages sociaux qui en sont faits dans le milieu considéré, la photographie peut remplir une fonction de revalorisation symbolique, répondant ainsi à un autre enjeu de la mobilisation des gilets jaunes. Outre qu’elle est propice à l’échange et permet, le cas échéant, de lever les réticences des plus enclins à vivre l’enquête comme une « situation d’examen », son utilisation dans le cadre d’un mouvement social contribue indirectement à rétablir la dignité du sujet photographié. C’est cette hypothèse qui permet de rendre compte des faibles résistances qu’ont opposées à l’enquête les gilets jaunes rencontrés sur les ronds-points ou dans le cadre plus anonyme et éphémère de la manifestation. Confronté à un mouvement souvent vécu avec fierté (parce qu’il est à l’origine d’une forme de réappropriation de la parole publique et exprime une demande populaire de respectabilité21), le sociologue photographe se voit implicitement chargé « d’immortaliser », de saisir « pour l’histoire » ou la « postérité » la participation aux événements.
De ce point de vue, l’outil utilisé n’est pas sans effet sur le sujet photographié. Le matériel employé est un marqueur social qui contribue à définir la façon dont le photographe est perçu, la place qu’on lui assigne et donc ce à quoi il peut ou non accéder. La préférence des photographes de rue pour un matériel léger et discret, le « retour » du reflex argentique dans les manifestations (très en vogue chez les étudiants et la petite bourgeoisie culturelle qui y voient sans doute une façon de se donner des airs d’« artisans » ou de « puristes ») ou encore le reflex numérique imposant, équipé de gros « télézooms », que l’on rencontre chez les reporters professionnels, sont sans doute associés à des habitus de photographes différents et influent sur les attitudes à leur égard22. Si nous avons essuyé peu de refus de prise de vue, tout porte à croire que c’est aussi parce que mon matériel imposant et lourd participait indirectement à la revalorisation symbolique des enquêtés : « on a notre reporter attitré », « celui qui vient spécialement de Paris » (avec toute l’ambiguïté de l’origine « parisienne »). Encore fallait-il que les deux autres enquêteurs puissent neutraliser les réticences de ceux qui associent ce type de matériel au « monde des autres », c’est-à-dire au monde des riches, des journalistes des médias dominants, voire à la figure du paparazzi prêt à d’éventuels « sales coups » pour obtenir une image23.
La façon de photographier faisait sans doute aussi écho à la manière dont les gilets jaunes vivaient leur participation au mouvement. Il est difficile de parler de ses images. Si leur construction n’échappe pas à une prétention à la distinction (a fortiori chez les plus « intellectuels » des photographes), il me semble néanmoins que la production de photographies « réalistes » et « descriptives » qui esthétisent modérément le sujet en utilisant des procédés relativement simples comme le noir et blanc (qui renforce la dimension historique du moment) a été une des clefs de l’accueil chaleureux reçu sur le terrain. Ces images faisaient souvent l’objet d’une réappropriation par les gilets jaunes : construction de diaporamas pour les groupes Facebook afin de souder le « collectif », demande des fichiers originaux pour les faire tirer et les encadrer, utilisation et recadrage sans complexe d’images trouvées sur mon site pour les transformer en « avatars » sur les réseaux sociaux24, etc. Bref, si globalement ces images ont « plu » aux gilets jaunes, c’est sans doute parce qu’au-delà de la complicité nouée au fil des mois et de la fonction qui m’incombait (j’étais chargé d’« immortaliser » leur participation à un grand mouvement de révolte, vécue avec fierté), le style de ces photographies correspondait à leurs goûts, en particulier à leur rejet de l’ésotérisme et du formalisme25. Comme le note Bourdieu, « l’esthétique des différentes classes sociales n’est, sauf exception, qu’une dimension de leur éthique ou mieux de leur ethos et si les spectateurs les moins cultivés de notre société sont si fortement enclins à exiger “le réalisme de la représentation”, c’est entre autres raisons parce que, étant dépourvus de catégories de perception spécifiques, ils ne peuvent appliquer aux œuvres de culture savante un autre chiffre (i.e. un code pour interpréter) que celui qui leur permet d’appréhender les objets de leur environnement quotidien comme doté de sens26. »
De même, mettre en valeur des moments de l’existence jugés « importants », comme ceux qui consacrent les valeurs familiales (les enfants), l’unité du groupe (les fêtes) ou encore les nombreuses actions menées pendant le mouvement (comme les blocages, les marches, les manifestations) fait écho aux usages de la photographie en milieu populaire. Ces « choix » rappellent sa fonction de solennisation et d’éternisation des temps forts de la vie collective en même temps qu’ils participent à la construction d’une mémoire collective27. Ils reflètent aussi la priorité que les gilets jaunes accordent à l’action plutôt qu’aux discussions (souvent perçues comme une perte de temps) et aux aspects pratiques plutôt qu’aux questions idéologiques et politiques. Si notre corpus d’images a un côté « album de famille » qui correspond assez bien à l’esprit de cette mobilisation, c’est aussi parce que le cadrage (souvent au grand-angle et frontal) respecte une façon de se mettre en scène dans ces milieux que je ne voulais ou ne pouvais pas bousculer, pour conserver leur confiance28. Parce qu’un des enjeux de ce travail était de soutenir symboliquement le mouvement, les images reflètent non seulement ce que sont les gilets jaunes, mais aussi ce qu’ils voudraient être, la trace qu’ils souhaitent laisser à la postérité. En choisissant certaines compositions et postures (plus ou moins héroïques, viriles, ou au contraire attendrissantes quand il s’agit des enfants et de la famille), je me suis sans doute laissé imposer une esthétique populaire et un symbolisme qui correspond assez bien à la façon dont les gilets jaunes vivaient cette mobilisation et dont ils se seraient eux-mêmes représentés. En somme, l’habitus du photographe s’adapte aussi en partie aux personnes photographiées et en particulier à l’idée qu’il se fait de leurs attentes. Ce que les photographes appellent le « respect » des personnes photographiées conduit pratiquement à se plier à la mise en scène de soi du sujet photographié, c’est-à-dire à se soumettre aux règles de l’étiquette sociale qui lui est propre. Le photographe occupe alors une position de « passeur », au service du groupe, chargé implicitement de porter son « message ».
Les censures du photographe au moment de la prise de vue sont essentielles pour comprendre la façon dont se construit un objet sociologique à partir d’images. Bien que souvent vécue et décrite sur le mode de « l’intuition », la prise de vue recouvre en pratique de multiples décisions « infraconscientes » qui résultent de l’interprétation du contexte et de la relation nouée avec le sujet. Ces décisions expliquent notamment que les longues sessions sur le « terrain » constituent souvent des moments épuisants et que la présence d’un second enquêteur offre des opportunités d’images impossibles à réaliser en tête à tête avec son sujet. Comme lors d’un entretien approfondi, qui impose autant que possible l’écoute des mots et l’observation des corps des enquêtés, la prise de vue suppose d’être simultanément rigoureux et souple dans son rapport au sujet, d’anticiper les interactions, d’accepter de se laisser surprendre (en abandonnant par exemple un personnage ou un cadrage pour un autre) et surtout de trouver la bonne distance (physique et sociale) par rapport à son sujet, quitte à ne pas déclencher. Ces tensions au moment de la prise de vue ne sont pas seulement liées aux objectifs intellectuels ou esthétiques que se fixe le photographe. De façon plus réaliste, elles reflètent sans doute la nécessité pratique d’euphémiser la violence que renferme l’objectivation photographique afin de préserver la relation avec le sujet.
Les dispositions du photographe pour mettre à l’aise l’enquêté ou se faire oublier ne sont évidemment pas sans effet sur la possibilité de constituer un corpus d’images pertinentes. S’interdire de déclencher dans certaines situations montre que l’acte de photographier suppose souvent un accord tacite du sujet, a fortiori dans les espaces clos et quand le photographe est amené à revoir ses enquêtés. Pratiquement, lorsque cet accord n’est pas formel, il prend la forme d’une négociation qui passe par le langage des corps (des sourires, des clins d’œil, des hochements de tête, des déplacements dans l’espace, etc.) si bien qu’il est difficile de fixer une frontière nette entre la photographie « mise en scène » et la photographie « spontanée ». Sauf lorsque le photographe est dissimulé ou travaille avec de longues focales (« à la sauvette » ou « au jugé »), dans la plupart des situations, le sujet sait qu’il est photographié, il sent la présence de l’objectif et cherche à contrôler sinon à mettre en scène son image. Il s’agit donc d’une « collaboration », même si elle ne dit pas son nom29.
La présence du photographe sur le terrain ne produit pas que des artéfacts : pour comprendre que la photographie puisse être recherchée, acceptée ou concédée par le photographié, il faut inscrire la relation dans un jeu social où le photographié entend donner à autrui l’image de soi la plus favorable possible. Dans ces conditions, on peut envisager les « mises en scène » conscientes ou inconscientes offertes au photographe comme des révélateurs des ressources dont disposent les agents pour se valoriser et, plus généralement, comme des indices de l’ethos qu’ils mettent en œuvre dans leur connaissance pratique du monde social. Sur notre terrain, la récurrence des scènes suggérant l’importance accordée à la vie collective, à la solidarité, à la force physique et aux valeurs de virilité, ou encore à la volonté de « s’en sortir », rappelle autant l’instrumentalisation réciproque du photographe et du photographié que des valeurs structurantes de l’ethos populaire.
L’editing : moment de réflexivité et de production d’une grammaire de l’image
Une production photographique est rarement homogène. Elle rassemble généralement des images qui ont des statuts différents : des photos « pour la mémoire », pensées comme des instruments de travail, d’autres se voulant « esthétiques », dont la dimension documentaire est faible, des images intimistes, etc. L’editing, c’est-à-dire la phase de sélection, de développement et d’organisation des photographies qu’on choisit de diffuser est donc cruciale. Elle fait également écho à la pratique sociologique. Alors que la prise de vue est le moment où le photographe est guidé par son « sens pratique » et où s’interpose souvent un « voile émotionnel » entre lui et la réalité30, la découverte des images sur son ordinateur est celui où il prend conscience de ce qu’il a enregistré. L’analyse du matériau saisi grâce à la photographie rectifie ou conforte sa vision du monde et peut l’amener à rechercher ultérieurement de nouvelles prises de vues, exactement comme la transcription d’un entretien ou l’exploitation d’une enquête par questionnaires peut donner lieu à des découvertes et générer de nouvelles hypothèses. Mais cette phase du travail offre aussi au photographe la possibilité d’être réflexif sur sa démarche, de clarifier ses intentions, notamment en réfléchissant aux principes qui le conduisent à supprimer ou sélectionner certaines photos. Dans une perspective historique ou sociologique, la sélection des images n’est évidemment pas seulement guidée par des considérations esthétiques. L’identification de scènes jugées « signifiantes » ou de cas « exemplaires » pensés comme « idéaltypiques » ne peut se faire qu’à travers des hypothèses et au regard de l’ensemble des images produites. Ce sont elles qui déterminent la possibilité pour le photographe de raconter « son » histoire, de développer son point de vue sur le sujet.
Le « développement » de l’image, ce que certains appellent le « traitement » (ou plutôt le « post-traitement »31), est aussi important dans la mesure où il permet d’intervenir sur le sens que le photographe entend donner à son image et, en définitive, sur l’interprétation qu’en fera son public. Grâce aux logiciels de photographie, les opérations qui étaient réservées auparavant à quelques tireurs professionnels sont aujourd’hui à portée de main des amateurs. Tout le monde ou presque peut intervenir sur l’image, la modifier et donc se donner une chance de contrôler la réception de son travail. L’importante résolution des fichiers numériques autorise, par exemple, des recadrages qui peuvent changer radicalement l’interprétation de la photo. Bien que la photographie ne soit qu’un point de vue particulier sur le réel dépouillé du son, de l’odeur, du toucher et du goût (bref, de toutes les sensations qui façonnent notre interprétation ordinaire du réel), une bonne maitrise du développement permet, dans une certaine mesure, de restituer les sens à travers lesquels une scène a été vécue. Les photographes de mode utilisent une palette d’outils numériques pour tenter de réveiller ces sensations à travers leurs images. Par exemple, les logiciels permettent de jouer aisément sur la texture de la peau (le toucher) en accentuant la sensation de rudesse ou de douceur des visages et des corps. De même, en jouant sur les micro-contrastes, sur la clarté de l’image ou en utilisant des outils de « suppression des défauts », certains éléments peuvent être atténués voire entièrement gommés. Les silhouettes peuvent aussi être amincies ou tassées, etc. Le son d’une scène qu’on perd nécessairement à travers la photographie peut être suggéré, dans une certaine mesure, par le grain de l’image, des déformations ou le traitement « agressif » de certains éléments. En convertissant son fichier en noir et blanc, en désaturant les couleurs ou en travaillant avec soin la lumière (par exemple avec du vignettage ou des filtres), le photographe peut mettre en valeur certaines expressions et guider le regard vers les zones les plus pertinentes de l’image, etc. Les logiciels de photographie offrent des possibilités presque infinies. S’ils ne permettent pas tout, ils aident à construire ou reconstruire une atmosphère présente ou non dans la scène initiale. Travailler avec ces logiciels de façon sociologique, c’est ainsi clarifier son intention et assumer son interprétation pour tenter de réinjecter a posteriori dans l’image tout ce que le passage de la scène vécue à la photographie figée, plate, muette, sans odeur et sans texture a fait disparaître. L’objectivation sociologique peut ainsi passer paradoxalement par une accentuation ou une exagération de certains détails de la réalité.
Cette phase de développement et de sélection des images ne s’effectue pas non plus en « apesanteur ». Lorsque les personnes photographiées sont amenées à revoir le photographe, elles imposent sans le savoir un contrôle silencieux sur la façon de traiter et de sélectionner leur image. J’ai pu en prendre conscience avec les gilets jaunes. Dans la mesure où les corps présentent souvent les stigmates de la pauvreté, nous avons, par exemple, sciemment écarté des photographies dont nous présumions (peut-être à tort) qu’elles seraient perçues comme dévalorisantes ou dégradantes par les intéressés et qui, à coup sûr, auraient semblé « misérabilistes » aux classes dominantes. Ces choix ont parfois fait l’objet de longues discussions avec Lou et Thibault : chacun se voyait contraint, en effet, d’exprimer son impression, d’en donner une interprétation, de clarifier ses hypothèses, d’expliciter ses préjugés et ses présupposés, de penser l’image dans une série qui compose un chapitre et surtout en fonction des différentes interprétations sociologiques qu’il nous semblait important d’avancer. Dans l’editing, c’est donc la construction de l’objet qui est en jeu, une construction qui implique de « bricoler » avec ses censures, ses affects, ses impératifs sociologiques et, bien sûr aussi, avec les limites objectives des photographies qui imposent parfois de décontextualiser une image parce que sa composition ou une attitude peut s’avérer plus pertinente pour illustrer une idée. En ce sens, le travail d’editing s’apparente étroitement à la phase d’écriture, lorsque le chercheur organise ses idées et présente à son lecteur, avec plus ou moins de rhétorique et d’artefacts, les traits de la réalité qu’il juge pertinents pour fonder son analyse, c’est-à-dire, en définitive, sa vision du monde.
Il est difficile d’expliciter davantage les opérations que le sociologue est amené à réaliser lorsqu’il entend écrire avec la photographie. L’écriture sociologique avec les images n’est pas fondamentalement différente de celle qui utilise des mots. Au même titre qu’il n’existe pas de bons ou de mauvais schèmes conceptuels (leur capacité d’élucidation du réel dépend des matériaux empiriques auxquels on les applique), il n’y a pas de « bonne » ou de « mauvaise » image. Tout dépend des questions qu’on lui pose, du public auquel on s’adresse et in fine du contexte social et historique dans lequel on la présente. Par ailleurs, la même image présentée isolément ou dans une série prend un sens différent.
On peut affirmer toutefois que la tension souvent soulignée entre considérations esthétiques et sociologiques est largement un faux problème. Une image présente toujours une dimension esthétique (influencée notamment par son époque) et on peut toujours mettre cette esthétisation au service d’une démonstration sociologique, en particulier lorsqu’elle consiste à révéler l’habitus du photographié, son univers matériel et symbolique, etc. Dans la mesure où les corps, les gestuelles, les visages portent les marques d’une condition sociale, les techniques photographiques (lors de la prise de vue ou en post-production) qui visent à « idéaliser » certains aspects de la réalité peuvent être envisagées comme des outils scientifiques qui permettent de mettre en relief « la culture » d’un agent, la façon dont ses conditions d’existence ont été incorporées. La construction de l’image est mise au service de la construction théorique, exactement comme l’analyse factorielle ou la sélection de cas « idéaltypiques » ne sauraient être tenues pour des représentations fidèles et exhaustives de la réalité, mais sont des outils qui permettent de penser les différences et les proximités entre les groupes sociaux ou les variations au sein d’une même culture.
Ce que Nietzsche appelait « le dogme de l’immaculée perception », « fondement de la représentation romantique de l’expérience artistique »32 est probablement le principal obstacle à une écriture sociologique à base d’images. Parce que la photographie est un objet culturel qui peut livrer des significations différentes selon la grille d’interprétation qui lui est appliquée, il y a de multiples écarts (donc aussi des malentendus) entre l’intention du photographe, le sens objectif de sa photographie et l’interprétation qu’en font ses différents publics. Non seulement l’information donnée par l’image peut faire l’objet d’expériences sensorielles différentes, mais cette information ne se réduit jamais à son sens littéral. De façon latente ou implicite, il existe tout un réseau de significations sous-jacentes (la connotation) qui ne sauraient se réduire à l’intention esthétique de l’auteur33. Autrement dit, le risque d’ethnocentrisme qui consiste à considérer une manière de percevoir comme naturelle et universelle alors qu’elle n’est qu’une interprétation parmi d’autres possibles est au cœur des problèmes posés par l’editing : il est illusoire de penser que certaines images seraient « immédiatement lisibles et interprétables ». Face à ce problème, le photographe n’a guère d’autres solutions que d’anticiper les interprétations possibles de son image et de tenter d’en livrer le code à travers une légende ou un commentaire34. Ce travail peut consister à expliciter en langage verbal ou graphique le point de vue du photographe sur son sujet (« d’où il parle »), à reproduire des propos des sujets photographiés (tenus ou non dans l’interaction35) ou encore à traduire ses concepts sociologiques dans un langage accessible au plus grand nombre.
Conclusion : pour une sociologie des sociologues, des photographes et de leurs publics
Les recommandations ou les mises en garde de certains sociologues révèlent une approche naïve de l’image, lorsqu’ils soulignent par exemple le danger d’un « point de vue théorique » du photographe sur le terrain, le risque de « trucage » de la photographie ou encore lorsqu’ils distinguent les images « mises en scène » des images « prises sur le vif »36. Prisonniers de l’illusion qu’il existe une image authentique, leur posture n’est guère différente de celle du sociologue qui, en tentant de travestir son habitus ou de réduire la distance sociale qui le sépare de ses enquêtés, présuppose l’existence d’une parole « sincère » donc « plus vraie ». De même, en relativisant l’importance des catégories de perception et d’analyse à travers lesquelles le « sociologue-photographe » saisit, sélectionne puis développe les facettes du réel qu’il juge pertinentes, certaines approches de l’image s’articulent mal avec la pratique de l’enquête de terrain puisqu’elles font passer au second plan les formes de censure et d’autocensure du photographe et le rôle central de la relation d’enquête dans le processus de production et de sélection des photographies.
Pour assumer complètement la dimension socio-historique de la pratique photographique et tenter de révéler les déterminations qui pèsent à la fois sur le rapport que le photographe entretient à sa pratique et sur celui que le sujet photographié entretient à la photographie, deux voies complémentaires s’ouvrent aux « sociologues-photographes ». La première – classique, relativement admise, mais rarement pratiquée – consiste non pas à se livrer à l’introspection comme je l’ai fait ici faute de mieux, mais à situer ses pratiques photographiques et sociologiques dans les champs de la photographie et de la sociologie37. La connaissance des usages sociaux de la photographie devrait être actualisée : c’est notamment par la comparaison des pratiques photographiques dans le temps et dans l’espace social que les photographes pourront prendre conscience de ce qu’ils engagent, souvent sans le savoir, dans leur façon de photographier et de sélectionner leurs images. La même remarque vaut pour la sociologie des sociologues et des anthropologues, qui est le plus souvent laissée de côté au profit d’une conception de la « réflexivité » focalisée sur la biographie du chercheur (son « rapport aux enquêtés ») plutôt que sur une analyse du champ académique, des contraintes qui pèsent sur les façons de mener sa recherche en fonction des modes, de son statut, de son laboratoire, de ses intérêts politiques, ou encore des débouchés éditoriaux de sa production dans le champ littéraire et médiatique38. La seconde voie consisterait à ne pas séparer la sociologie des producteurs (photographes et sociologues), celle des intermédiaires culturels (galeristes, critiques photographiques, revues scientifiques, etc.) et la sociologie des publics, en explorant plus avant la réception des œuvres photographiques selon les milieux sociaux. La combinaison des apports de la sociologie de la culture, de l’art, des sciences est sans doute exigeante mais elle donnerait une chance au « sociologue-photographe » de maitriser l’inconscient historique, esthétique et académique qu’il engage inévitablement dans sa pratique et qui le rend aveugle aux impensés de sa propre pensée.