Cette contribution vise à mettre en évidence les trajectoires et les effets induits d'une possible rencontre entre l'histoire du politique et la culture matérielle. À partir d'une série d'études récentes, il se propose de définir un champ d'investigation encore peu fréquenté et d’identifier un certain nombre de perspectives de recherche qui semblent susceptibles de connaître des développements intéressants. Il montre ainsi comment, même sur le front politique, les "choses" semblent être plus intégrées aux expériences et aux sensibilités que l'historiographie ne l'a imaginé jusqu'à présent. Au cœur de la réflexion se trouve l'idée que les objets peuvent être interrogés à la fois comme des formes de langage, capables de communiquer un message politique plus ou moins explicite, et comme des dispositifs pratiques intégrant des programmes d'action. La centralité des usages et la dimension performative des objets politiques, leur mobilité et leurs itinéraires variables sont quelques-uns des éléments qui semblent les plus dignes d'attention aujourd'hui.
Disobedients objects est le titre d’une exposition organisée en 2014 par le Victoria and Albert Museum de Londres. Avec une spectaculaire mise en scène de dazibao, manifestes politiques de dernière génération, masques anti-gaz faits maison, formes de design créatif appliquées à la lutte politique, le parcours de l’exposition était centré sur la fabrication et l’utilisation de nouveaux objets de protestation par les mouvements relevant de l’activisme politique global depuis les années soixante-dix1. Il y avait bien quelques allusions préalables à une matérialité liée à des mouvements plus anciens, associées à l’exposition d’objets conservés par le musée V&A, comme un service à thé d’inspiration suffragiste produit en 1910 par la Women’s Social and Political Union, ou la référence à l’expérience indéniablement physique et concrète de la construction des barricades lors des mouvements insurrectionnels urbains du XIXe siècle, mais l’idée de fond était bien de souligner le rôle joué par la culture matérielle dans les mouvements sociaux et politiques contemporains, d’en indiquer même vaguement la généalogie longue, et surtout de les faire entrer, armés de toute leur charge de protestation populaire, dans un musée d’art et de design habitué à toute autre chose.
Le parcours d’exposition s’enrichissait en outre d’images, de films, de documentation de toutes sortes visant à les montrer en action et à souligner combien le développement de tactiques et de stratégies d'action object based a caractérisé la plupart des mouvements de protestation qui se sont mobilisés ces dernières années, depuis les Guerrilla Girls à Occupy Wall Street jusqu’aux printemps arabes (avant l’arrivée des gilets jaunes). Certaines des suggestions visuelles et conceptuelles proposées par l’exposition semblaient conçues spécialement pour quelqu'un qui, comme moi, travaillait à l'époque sur un tout autre type d'activisme politique : celui qui, au début du XIXe siècle italien s’élaborait autour du discours national-patriotique. Il m’est apparu que dans ce cas aussi, il s’agissait de formes de mobilisation qui avaient produit des transformations significatives du fonctionnement de la sphère publique et dans lesquelles les objets avaient joué un rôle-clé, qu’il s’agisse des accessoires, des vêtements, des couvre-chefs, et plus généralement d’un "imaginaire insurrectionnel" qui me paraissait tout aussi créatif que celui des mouvements récents2. En parcourant les salles de l'exposition, bien consciente de l’écart spatio-temporel substantiel qui les séparaient de mes recherches, se confirmait non seulement l'importance du thème mais aussi le fait que le rapport entre matérialité et politique remontait beaucoup plus loin dans le temps, et qu’il restait pour une grande part encore à écrire, avec de plus de grandes potentialités en termes de déclinaisons thématiques, temporelles et géographiques. Dans l’ensemble de la recherche historique, il s’agissait d’un espace à la fois peu structuré et peu fréquenté, exception faite des études importantes et, à bien des égards, fondatrices consacrées au XVIIIe siècle, qui avaient mis en lumière l'engagement matériel de certains groupes politiques spécifiques, tels que les jacobites anglais, ou des expériences révolutionnaires américaine et française3.
Que s'est-il donc passé depuis lors et comment approcher aujourd’hui ce thème à la lumière des travaux récents ? Comment mettre mieux en lumière le rôle des choses dans le passé, et les inscrire dans une perspective politique ? Nous savons combien la perspective matérielle est aujourd'hui au centre de l'attention dans les sciences humaines et sociales, presqu’en réaction à la réalité toujours plus désincarnée d'un monde numérisé. Ce qu’on a défini comme un « tournant matériel » en a traversé les champs, d’une part en assumant l’héritage un peu ancien, des réflexions de Jean Baudrillard ou de Michel De Certeau sur les objets du quotidien, et d'autre part en trouvant des points d’ancrage importants dans des terrains d'étude tels que les Science and Technology studies (STS)4. Aujourd'hui semble s’imposer de façon de plus en plus urgente la nécessité d'inclure dans les divers objets disciplinaires ce réseau complexe, inextricable, de choses, grandes et petites, de consistance variable, qui constituent le cadre matériel de nos vies quotidiennes ; en étant bien conscient que ce cadre, dans le présent comme dans le passé, ne peut plus être conçu comme séparé et distinct de l'existence humaine mais qu’il est lié à celle-ci, dans une relation étroite et organique, laquelle a aussi un fort impact sur nos expériences mentales et cognitives 5.
L'objectif de cette contribution n'est pas toutefois de revenir sur les dimensions et la nature de ce tournant matériel, sur lequel on a déjà beaucoup écrit, mais de mettre l’accent sur un élément spécifique de celui-ci, à savoir l'espace de recherche qui s’est dessiné ces dernières années autour de du rapport entre matérialité et politique. Pour ce faire, je mettrai à profit une littérature peu abondante mais en croissance certaine, qui a commencé à aborder des études de cas, et qui s’intéresse aussi à des périodes et des contextes jusque-là peu fréquentés6. Comme on le pressentait dans l'exposition londonienne, ce thème a aussi trouvé de nouveaux motifs d'intérêt et des pistes de recherche dans des disciplines plus centrées sur le présent, de la théorie politique à la sociologie culturelle en passant par la psychologie cognitive, et dans des études qui insistent, par exemple, sur la capacité toute particulière de la culture matérielle à évoquer, inspirer, frapper, provoquer de manière politiquement signifiante7.
Il est toutefois significatif – et cela indique encore quelques difficultés de mise au point du thème – que le récent Oxford Handbook consacré aux relations entre histoire et culture matérielle ne comporte pas de section spécifique dédiée à la dimension politique, qui se trouve abordée plutôt de façon indirecte à travers des contributions insérées dans différentes parties du volume liées au symbolique et à la mémoire, des problématiques certes importantes mais qui n'épuisent pas la possibilité d'une approche qui selon moi a sa consistance propre8. Il est vrai qu'il existe encore des incertitudes dans l'approche et que celles-ci expliquent que les études soient plus limitées que ce que l'on pourrait penser. Si l'on considère au contraire la multiplication massive des enquêtes qui, ces dernières années, ont fait interagir l'histoire avec le monde matériel dans d'autres domaines – technologie et consommation, identités sociales et de genre, religion et mémoire – une question s’impose : que peut signifier le fait d’introduire les objets dans une histoire culturelle du politique ? Quelles opportunités mais aussi quelles difficultés, quelles perspectives et pistes d'investigation cela permet-il d’ouvrir ?
1 – Matérialité et politique : définir le champ
Comme nous l'ont rappelé de nombreuses réflexions méthodologiques récentes, l'introduction de la matérialité dans l'investigation du passé a des implications importantes pour la pratique historiographique elle-même. Dans un essai de synthèse où il déplorait un historical embrace of things encore trop partiel, et invitait à davantage de courage, Frank Trentmann proposait il y a quelques années une analogie peut-être discutable mais intéressante entre le rôle de la matérialité aujourd'hui et celui du langage dans la phase de tournant linguistique : “Like words in the postmodern 1980s – écrivait-il – things today are shaking our fundamental understandings of subjectivity, agency, emotions and the relations between humans and non-humans”9 Tout comme l’approche discursive a modifié en profondeur la pratique historiographique, la matérialité nous obligerait aujourd’hui à une remise en question assez radicale de nos pratiques, qui plus est en mettant au centre un thème on ne peut plus actuel, celui de la relation entre humain et non-humain, organique et inorganique. Il me semble que cela vaut encore plus pour l’analyse de la sphère politique, où la domination des sources écrites a été particulièrement importante et où le rôle-clé du visuel introduit par le tournant culturel a été fondamental mais insuffisant. Mettre le monde matériel des choses au centre de l’investigation, comme on pourrait le faire, ne signifie pas simplement ajouter un élément de plus au programme de recherche mais le modifier, au moins en partie, en encourageant tout d’abord une expansion importante de l’archive historique vers des champs qui ont encore beaucoup à offrir (musées, collections, sites historiques) ; et surtout en soulevant des points de vue inhabituels sur des contextes habituels. Pour mettre en lumière un passé qui cherche à inclure pleinement les aspects matériels, il s’agit en effet d'ouvrir des pistes d’enquête dont l’élaboration du questionnement se centre sur la matérialité, et ne se limite pas à compléter ou à être à la traîne d'autres éléments. Cela vaut en général pour toute enquête axée sur la culture matérielle, mais à mon sens, cela doit être particulièrement souligné sur le front de l’histoire politique, où les "choses" paraissent plus intégrées aux processus et aux sensibilités que ce qu’il semble à première vue.
Une première question, d’abord malaisée, concerne la définition même du champ. Comment, quand, pourquoi un objet peut-il être défini comme politique ou être susceptible d'une enquête politiquement orientée ? Dans l'introduction d’un livre publié par Routledge, Christopher Fletcher tentait une conceptualisation de la question qui, selon lui, devrait permettre de dépasser les définitions typiques de ceux qui s’occupent d’histoire contemporaine, et d'utiliser l'adjectif "politique" pour des périodes plus reculées dans le temps et pour des géographies non occidentales. Sur cette réflexion plus générale qui est la sienne sur la nature même du politique (entre un sens très large – et finalement peu spécifique – et un sens restreint, plus lié à la contemporanéité), il n’est peut-être pas utile d’insister ici, mais ce qu’il me semble important de souligner ce sont les conclusions de son raisonnement : selon lui, les objets occupent dans ce cadre une position très spécifique précisément parce qu'ils sont sujets à de constantes migrations de sens, entre public et privé, entre individuel et collectif, entre mobilisation et mémoire, et renvoient à des formes de politisation qui peuvent avoir d'innombrables variantes10.
Il convient donc de commencer en soulignant tout d’abord l'extrême amplitude du champ d'investigation dont nous parlons et son articulation typologique toujours ouverte. Le monde matériel que l’on peut approcher dans une perspective politique, ou dans lequel s’intègre la politique, peut inclure les éléments les plus variés, même du point de vue de leurs qualités physiques : objets de formes et de substances diverses (souvent d’usage quotidien), tout comme des éléments naturels collectés et politisés ; ou encore vestiges corporels transformés en reliques11. Des objets produits et/ou diffusés dans un but politique (et donc porteurs d'un message politique explicite ou allusif) ; mais aussi des choses qui prennent une signification politique comme vestiges d'un événement ; comme représentations d'un personnage, d'une époque ou d'une expérience politiquement connotée ; comme produits par un souci de contrôle policier ; comme porteurs de récits politiques, là aussi explicites ou allusifs ; comme dispositifs technico-politiques qui agissent sur des expériences et des comportements12. Ce sont souvent des objets portables (un exemple classique est le sac à main en crocodile de Margareth Thatcher, conservé dans des archives de Cambridge, extraordinaire condensé de féminité et de pouvoir, par lequel Ludmilla Jordanova ouvre un de ses livres très connu13), mais ils peuvent aussi être liés à un lieu précis, permettant de célébrer dans l'espace public un événement ou un personnage politique. Et encore, ils peuvent être des marchandises circulant sur le marché ou de véritables cadeaux, objets d'échange (voir le vaste courant d'études sur les échanges diplomatiques et la circulation des objets qui y est liée14). Plus les études s’étendent, plus il devient clair que ces objets peuvent exprimer, incarner et représenter des perspectives politiques d’une grande diversité, qui tendent à échapper à toute classification typologique préalable. C’est-à-dire qu’ils peuvent représenter ou contester la souveraineté, participer à des relations de pouvoir ou en constituer les gestes de résistance, contribuer à la protestation ou à l'émancipation, mais aussi à l’assujettissement et au contrôle biopolitique des individus. Tout cela trouve des déclinaisons et des accents assez différents dans des périodes et des contextes spécifiques, ainsi que des moments d'accentuation épisodique, dans lesquels, par exemple, le poids de la matérialité dans la communication ou dans la mobilisation politique devient, pour diverses raisons, particulièrement important. L'âge des révolutions, sur lequel j'ai personnellement travaillé, représente dans toute l'Europe – et plus généralement dans le monde atlantique – une de ces phases, dans laquelle de nombreux éléments convergent aussi bien pour renouveler les voies traditionnelles que pour ouvrir de nouvelles voies à la circulation des contenus politiques15. Parmi ces derniers, on trouve une multiplication sans précédent d'objets politiques de divers types qui sont au premier plan dans la streets politics de l'époque : depuis des objets quotidiens qui ont pris un nouveau sens, politique (tabatières, foulards, tasses, éventails, boutons, épingles...) jusqu’aux accessoires vestimentaires destinés à identifier l'appartenance politique ou à contribuer à la dramatisation des conflits en cours. Différents facteurs contribuent à cette inflation des objets politiques, qui peut être attribuée soit à des innovations technologiques et médiatiques (en premier lieu le succès des nouvelles technologies de production et de reproduction d'images16), soit à des transformations sociales et économiques (l’accroissement des biens de consommation personnels), soit encore à des éléments proprement politiques (l’élargissement substantiel du public à qui la nouvelle politique s’adresse et en même temps les limitations encore persistantes de la liberté d'expression).
Il faut également ajouter que travailler sur le caractère politique des objets est parfois rien moins que facile. Cela peut rendre plus complexe, plus fine et plus articulée l'analyse de l'expérience politique concrète d’hommes et de femmes, cela permet de se centrer davantage sur la dynamique des relations sociales et politiques telles que celles-ci s’activent au travers des choses matérielles, mais cela simplifie rarement le travail d'enquête. Dans leur immédiateté tangible, les traces matérielles sont en effet souvent plus ambiguës et virtuellement polysémiques que les textes, et surtout elles nous parviennent dans la majeure partie des cas dans des conditions totalement éloignées de leurs contextes d'origine, dans des musées et autres lieux de conservation du patrimoine historique où, le plus souvent, elles se cantonnent à un rôle décoratif non thématisé. Ce qu’il faudrait au contraire, c’est reconstruire leurs contextes d'utilisation à l'aide d'autres sources, et imaginer leur réinsertion dans des réalités, des pratiques, des expériences dont bien souvent ils constituent la dernière trace.
2 - Interactions analytiques inhabituelles
Si l'éventail des approches possibles est aussi large, certaines perspectives d'investigation semblent toutefois particulièrement congruentes à une approche au prisme de la matérialité. Outre les aspects liés à la production, à la diffusion et à la consommation des objets qui, lorsqu’on peut les reconstruire, nous disent des choses intéressantes sur les dynamiques propres des processus de politisation17, considérer le politique à travers le monde matériel nous permet d'aborder particulièrement certaines questions : les questions symbolico-communicatives ; les émotions (la capacité des choses à provoquer des sentiments politiquement significatifs) ; la dimension mémorielle dont les objets peuvent se charger avec une efficacité particulière ; et enfin, la dynamique performative étroitement liée à des pratiques et à des expériences politiques spécifiques.
Une première possibilité à considérer concerne le fait que les analyses centrées sur les objets permettent de croiser des trajectoires d'analyse qui interagissent rarement ou sont apparemment éloignées. La première de ces interactions noue l'histoire politique (les idées, leur circulation, l’appropriation et la socialisation, l'expérience politique) et les pratiques de consommation que les objets incarnent. Il s’agit de deux aspects qui procèdent en réalité souvent en étroite liaison. Nous avons fait mention du fait que la diffusion notable d’objets politiques qui a accompagné la mobilisation révolutionnaire entre la fin du XVIIIe et la première moitié du XIXe siècle était étroitement liée à l'explosion de la consommation personnelle d'objets, et pas uniquement d’objets portables18. Des produits triviaux et quotidiens, souvent dotés de marques et d'images politiquement évidentes, ont joué un rôle-clé dans la multiplication des canaux et des expériences d’utilisation du discours politique, par exemple à travers le culte des célébrités politiques. Le cas des objets napoléoniens qui ont circulé en plusieurs vagues à travers l'Europe, suscitant le fanatisme des militants et sympathisants et parallèlement la peur et la surveillance des autorités, est particulièrement connu et significatif, mais on peut aussi penser à l'invasion des objets figuratifs qui, dans l'Italie de la longue année 1848, évoquaient la figure du pape Pie IX comme libérateur de la nation19. Il est évident qu'il s'agissait alors aussi de biens de consommation qui se vendaient et s'achetaient, qui à certains moments remplissaient les vitrines et les étals, qui allaient être écoulés par tout un monde de brocanteurs, de modistes, de libraires, d'orfèvres, de vendeurs de tissus, de marchands ambulants. Il s'agissait d'un merchandising politique qui entrait dans les circuits commerciaux habituels ou qui se construisait ses propres circuits, et que, le plus souvent, on approche surtout à travers les sources de police ou de contrôles douaniers20. C'est justement dans leur dimension commerciale que ces objets pouvaient aussi donner lieu à des dénonciations stigmatisantes ou des satires qui, dans la presse et dans les caricatures, tendait à banaliser et à tourner en ridicule les aspirations révolutionnaires. D'une manière générale, ce qui est intéressant c'est que les objets de cette nature permettent d'aborder les pratiques de consommation également comme marqueurs d'identités politiques, ou comme faisant partie de stratégies et de contre-stratégies politiques qui méritent une attention plus particulière21.
Un autre croisement prometteur, dont l’exploration n’est qu’esquissée concerne le rapport entre matérialité et émotions, qui peut devenir important pour une approche plus efficace de la complexité de l'expérience affectivo-sensorielle-cognitive22. Quel investissement émotionnel particulier peut-on retrouver dans les objets politiques ? Jusqu’à quel point et de quelle façon certains objets peuvent-ils évoquer et engendrer des sentiments et des passions politiquement orientés23 ? Qu’autour des choses puissent se construire des liens entre individus, émerger une expression matérielle et en même temps se forger des liens émotifs à côté de dispositifs cognitifs, c’est ce qui a été mis en évidence de diverses façons par les théoriciens de la culture matérielle, et en particulier par ladite “material engagement theory” (MET), qui propose une reconceptualisation assez radicale des rapports entre l'esprit et le monde matériel24. Mais dans les études historiques aussi, le regard sur la culture matérielle peut témoigner de la façon dont les émotions ont fonctionné par le passé à différents niveaux. Que l’on pense à l'investissement émotionnel lié au culte des reliques politiques25, ou aux collections domestiques ou à l'éventuelle patrimonialisation publique d'un memoriabilia patriotique (souvenirs de diverses types, reliquaires laïcs, etc.), dont la religieuse conservation, comme il a été constaté dans le cas italien, implique souvent un protagonisme féminin26.
Enfin, c'est sur la capacité très particulière des objets à "réactiver" le passé et à devenir des voyageurs dans le temps, avec des implications politico-idéologiques mais aussi identitaires et nostalgiques, que cette dimension d'analyse peut trouver des pistes du plus haut intérêt. Je pense, par exemple, à un nombre encore limité mais croissant d'études sur la revitalisation des cultures matérielles appartenant à des régimes qui n'existent plus : les objets quotidiens des soviétiques ou d'autres régimes ex-communistes qui, dans leur seconde vie, se trouvent incarner de nouveaux récits politiques, éventuellement changeants dans le temps, et assumer de nouvelles valeurs d’ordre cultuel, commercial ou patrimonial27. Des éléments d’analyse intéressants ont également été relevés dans l'afterlife post-mao : objets de la république populaire chinoise qui sont aujourd'hui collectionnés par des particuliers, le plus souvent avec très peu de références à leurs significations symboliques originaires et sujets donc à une dépolitisation marquée28.
3 - Centralité des usages et performativité
Les études récentes s’intéressent particulièrement au fait que les objets ne sont pas seulement un élément-clé de la communication symbolique, parfois crucial pour l'affirmation d'une identité ou d'une appartenance mais qu’ils "incarnent" aussi des messages de divers types et, dans leur matérialité, contribuent à développer des tâches et des rôles. Considérer leur dimension communicative est donc important, mais il est aussi possible d’aller plus loin pour comprendre qu’ils participent activement et de manière créative aux pratiques sociales. Comme l'a magistralement écrit Lorraine Daston, les objets parlent et racontent à leur façon, avec plus ou moins de « loquacité », et dans certains cas, ils contribuent à l’action ou à un plan d'action29. Il est alors possible de les interroger à la fois en tant que formes de langage – capables de communiquer, parfois de manière plus évocatrice que directe, un message et un récit politique –, et en tant que dispositifs pratiques intégrant des programmes d'action. Et c'est précisément sur le plan des pratiques et des usages que la culture matérielle semble particulièrement apte à éclairer des aspects qui échappent à d'autres types d'analyse. En tant que formes condensées de différents éléments (matérialité, dimensions symboliques et communicatives, opportunités spécifiques liées à leur utilisation), les choses participent à la sphère politique en aidant à structurer des récits de niveaux de cohérence différents, en donnant forme à des actions subversives ou légitimantes ou disciplinantes, et en contribuant activement à définir le champ même du politique. On a parlé à ce propos d'agency des objets, c'est-à-dire de la capacité d'action sociale qui serait inscrite en eux, mettant à profit les réflexions provenant de l’Actor-Network Theory de Bruno Latour30. Dans leur tentative de dépasser la rigidité du débat théorique, qui toutefois a été sans aucun doute important, les recherches en cours sur le front politique nous disent de façon assez claire que les choses ne se contentent pas de « répéter la voix humaine », mais qu’elles expriment leur propre présence dans les processus analysés, nous incitant à reconnaître le rôle-clé des pratiques et des opportunités spécifiques liées à l'utilisation des objets eux-mêmes31.
Essayons de revenir aux formes d'action politique de protestation avec lesquelles nous avons commencé. Les différents disobedients objects que nous pouvons retrouver dans l'histoire nous permettent, par exemple, d’approfondir des aspects de la mobilisation politique qui sont étroitement liés à la dimension corporelle des actions et des comportements d’hommes et de femmes, mettant l’accent, dans une perspective d'ethnographie politique précisément située, sur leurs aspects performatifs. Mes études sur l’habillement politique et sur les couvre-chefs portés par les patriotes italiens pendant la révolution de 1848 ont justement exploré cette dimension, mettant en lumière le rôle actif des vêtements et des accessoires dans la mise en scène d'une communauté politique à la recherche d’une identité propre32. D’ailleurs, c’est une véritable obsession pour le symbolisme vestimentaire qui parcourt les mouvements libéraux et radicaux en Europe au début du XIXe siècle, signe de la diffusion d'une politisation des corps et des styles vestimentaires, qui nous fait comprendre assez clairement que nous savons encore bien peu de choses des codes et des modes de participation politique dans des contextes spécifiques33. En 1848 en Italie, l'utilisation insistante de costumes et d'accessoires de scène, de chapeaux à plumes, d'épées et de hallebardes provenant de collections historiques ou de malles d'acteurs, nous conduit au cœur d'une théâtralité révolutionnaire qui doit être interprétée dans ses multiples facettes mais qui voit toujours, en son centre, les interactions d’acteurs sociaux avec des objets, des choses et des accessoires capables de structurer et donner sens à la mobilisation individuelle et collective. Naturellement, ce point de vue centré sur les capacités performatives de l’habillement peut trouver à s’exprimer selon bien d’autres perspectives et chronologies34. On pense au cas, étudié par Manuel Charpy, des vêtements occidentaux de seconde main qui ont largement circulé dans le Congo colonial, devenant l’instrument d’une remise en cause de la domination européenne35. A côté de cette dimension de protestation et de subversion, l’habillement peut aussi fonctionner comme un dispositif d'ingénierie sociale, comme dans le cas des uniformes, qui ont fait l’objet d’études récentes36.
Enfin, la sociologie du monde contemporain a apporté des suggestions intéressantes sur le rôle des objets dans la participation politique, mettant l’accent sur les implications performatives d’une inclusion du non-humain. On pense aux tentatives de localisation de l'engagement public individuel, notamment autour des batailles environnementales, sur des pratiques matérielles quotidiennes capables de mobiliser de larges pans de la société, précisément à travers une forte focalisation sur les choses, du plastique aux ampoules électriques, et sur notre rapport avec celles-ci. Ces études soutiennent que l’investissement dans le setting matériel, dans des objets et dans des dispositifs techniques peut comporter l'activation de capacités participatives et de formes d'action démocratique inhabituelles37. Aborder la culture matérielle sous l'angle des usages et des pratiques politiques liées aux objets permet essentiellement d'entrer dans les méandres d'une interaction entre matérialité et politique bien plus riche et plus créative que nous ne l'avions imaginé, mettant l’accent sur des relations jusqu'alors peu explorées entre acteurs sociaux, choses, technologies, désirs, compétences, aspirations.
4- Le rôle-clé de la mobilité : les itinéraires variables des objets
Les études sur la culture matérielle et la mobilité qui se sont développées ces dernières années ont largement souligné le caractère rien moins qu’inerte, statique et isolé des objets, et ont encouragé à les penser dans des situations de mouvement, tant dans l'espace que dans le temps38. La matérialité semble justement se caractériser par l'intrication entre la capacité de persistance des objets, comme résidus d'un passé qui n'est plus, et la plasticité de leurs usages et significations. A l’origine de la restitution de la dimension matérielle dans les sciences humaines (on pense au volume bien connu édité par Arjun Appadurai39) se trouvait précisément l'idée de reconstruire les « cycles de vie » des objets, leurs « biographies » souvent particulièrement mouvementées. Aujourd'hui, on préfère parler d’ « itinéraires » de la vie sociale des objets, pour éviter la linéarité excessive inhérente à la perspective biographique, mais surtout pour souligner le constant changement dans les rôles et les significations que ceux-ci doivent assumer, entre valeurs d'usage, valeurs de mémoire, valeurs affectives, etc.40Cette considération m’apparaît d'autant plus importante en ce qui concerne les objets à vocation politique, car ils sont particulièrement sujets aux transformations liées à la mobilité qui suppose insertion et à repositionnement dans des contextes divers.
Il s'agit en premier lieu d'une question de circulation physique qui peut prendre une importante dimension globale. C'est certainement le cas des objets séditieux qui se déplacent dans les vastes réseaux de l'activisme politique, en dépit des contrôles et de la censure et qui, par exemple à l'âge des révolutions, sont largement mis en œuvre contre leur diffusion41. En revanche, le cas des objets naturels qui, surtout entre le XVIIIe et le XIXe siècles, ont été transportés de tous les coins du globe vers les plus grands centres de la connaissance scientifique est politiquement significatif. Les espèces botaniques en particulier, comme l'ont montré des études récentes, se trouvaient au centre des relations entre pouvoirs coloniaux et contextes non-européens, rendant particulièrement étroit le lien entre les ambitions impériales de l'Occident et la compulsion à collecter, cartographier et collectionner les différentes espèces42.
Au-delà et en même temps que la circulation dans l'espace, il faut aussi tenir compte de la mobilité des significations et des usages, c'est-à-dire des multiples occasions de reconversion, réemploi et translations culturelles auxquelles les choses sont souvent soumises. Leur vie, lorsqu'il est possible de la reconstituer, peut être variée et connaître de multiples déclinaisons dans le temps, nous l'avons vu à propos de la mémoire et de la patrimonialisation. Les objets peuvent vivre une nouvelle vie et de nouvelles significations, modifier, voire renverser, leur signe politique ou leur signification d’usage. Dans certains cas, comme celui des matériaux révolutionnaires éphémères et provisoires étudiés par Richard Taws pour la France de la fin du XVIIIe siècle, ils peuvent faire preuve d'une capacité très spéciale à remodeler continuellement les messages politiques inscrits en eux. Ou bien ils peuvent prendre des significations politiques tout à fait inattendues, comme ce fut le cas des marchandises et des objets quotidiens réquisitionnés par les patriotes à l'apogée de la République romaine (1849), lesquels, dans un essai d'Alessio Petrizzo, deviennent porteurs d'un récit contre-révolutionnaire une fois les autorités papales revenues au pouvoir43.
Les processus de politisation des choses connaissent ainsi des trajectoires des plus variées et peuvent réserver bien des surprises. Il suffit de se rappeler comment objets naturels et pratiques scientifiques ont acquis d’importantes significations politiques dans les grands moments de hiatus révolutionnaire ou au cours des processus de nationalisation du XIXe siècle44. Dans l'Italie d'avant l’unification, pour ne prendre qu’un exemple qui m'est proche, passion nationale et passion pour la science sont indissolublement intriquées, comme le montre l'activité d’une kyrielle de naturalistes patriotes engagés, occupés à identifier et classer une "flore italienne" bien distincte des autres et capable, comme par ailleurs le furent les découvertes géologiques et zoologiques, d'un potentiel politico-narratif important précisément en raison de sa propre naturalité .
Pour conclure, très provisoirement
Les contours d'une histoire matérielle du politique sont amples et restent encore pour une grande parte à explorer. Nous avons seulement voulu, ici, mettre en lumière, à partir d'une série d'études récentes, certaines des pistes d'analyse et possibilités ouvertes par les regards sur la culture matérielle qui paraissent les plus intéressantes. Agency politique des objets et leur étroite interaction avec l'humain ; usages et pratiques qui leur sont liées; capacité à impliquer la dimension émotionnelle ainsi qu’à réactiver le passé ; insertion des objets dans des trajectoires particulièrement mobiles et reconstruction de leurs itinéraires de politisation : ce ne sont là que quelques-unes des suggestions qui s’offrent aux chercheurs pour un travail de terrain plus large, qui pourrait impliquer directement les institutions de conservation des objets, comme cela s'est produit dans d'autres domaines de recherche autour de la matérialité. Et d’ailleurs, une vaste réflexion traverse aujourd’hui aussi bon nombre de ces institutions, qui cherchent à comprendre quels nouveaux récits et quels nouveaux itinéraires peuvent connaître les objets collectés et patrimonialisés dans des contextes lointains et très différents, coloniaux entre autres. L'une des directions possibles, comme le propose un ouvrage récent, est d’enquêter sur la mobilité des collections elles-mêmes, dans le passé et actuellement, pour reconstruire leur nature ouverte, comprendre comment elles se font et se défont, comme pas significatif en direction d'une relecture actuelle45. À travers la matérialité et en même temps la mobilité des choses, on peut finalement arriver à mettre en lumière de façon particulièrement efficace ce processus de constante transformation du réel, ces pérégrinations de sens qui sont un des défis les plus complexes à relever quand on travaille sur le passé. L'interaction, sur laquelle nous avons essayé de réfléchir, entre la dimension matérielle et la dimension politique peut s'avérer elle aussi, de ce point de vue, intéressante et fructueuse, en nous permettant d'entrer de façon inhabituelle aussi bien au cœur des dynamiques propres à la sphère politique que dans celles relatives au rôle de la matérialité dans le monde social.