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« Nous sommes façonnés par nos ouvertures autant que par nos passés » – Entretien avec Ahmed Essyad

Anis Fariji et Ahmed Essyad
avril 2019

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.949

Résumés   

Résumé

Ahmed Essyad est un compositeur marocain né à Salé en 1938. Après une jeunesse passée au Maroc et un début de formation musicale au Conservatoire de Rabat, il part en France en 1962 où il rencontre Max Deutsch1, dont il suivra l’enseignement et avec qui il collaborera durant une vingtaine d’années. Formé à l’héritage esthétique de la Seconde école de Vienne, Essyad n’aura de cesse cependant de sonder les potentialités des musiques de tradition orale, notamment celles de sa culture d’origine, afin de les recueillir dans sa musique tout en évitant le piège de l’exotisme vulgaire. Dans cet entretien, nous nous arrêtons avec lui sur un certain nombre de questions que soulève une telle démarche, questions que nous présentons suivant quatre axes : 1) l’intégration du matériau mélodico-rythmique ; 2) la question de la forme ; 3) l’apport du texte et de la langue, ainsi que les questions de l’expression et de l’interprétation ; et 4) la question de la modernité musicale au regard des traditions orales et de l’interculturalité.

Index   

Index de mots-clés : Ahmed Essyad, Seconde école de Vienne, Modernité musicale, Interculturalité, Maroc.

Texte intégral   

|| Cet entretien a été réalisé chez Ahmed Essyad, dans la région de Meknès (Maroc), le 25 juillet 2018 ||

I. Sur le matériau musical traditionnel et son intégration

1Anis Fariji – Dans vos œuvres, on retrouve des éléments mélodiques issus de traditions musicales orales. Il s’agit notamment de certaines configurations mélodiques dont le matériau est dérivé soit du maqām2, soit du pentatonisme amazigh marocain. Votre traitement de ce matériau mélodique varie cependant d’une œuvre à une autre : assez stable, par exemple, au début de Chant I des Voix interdites3 ; fragmenté et sporadique dans le Cycle de l’eau. Pourriez-vous décrire la manière dont vous procédez pour intégrer le matériau mélodique traditionnel ?

2Ahmed Essyad – Tout d’abord, il n’y a nulle citation mélodique dans ma musique. C’est pour moi une question de principe ; une attitude éthique même que j’observe à l’endroit du patrimoine. L’admiration que j’ai pour certaines formes traditionnelles orales, tout comme pour les grandes œuvres du répertoire classique occidental, m’ordonne comme une sorte de vénération : je ne saurais donc les « violer ». Un aḥwāš4 du Haut Atlas (Maroc) m’impressionne autant que la Grande Fugue de Ludwig van Beethoven ; je me sentirais les trahir et me diminuer si je les cite.

3Dans une certaine mesure, cela est aussi vrai pour ce qui concerne le matériau que l’on abstrait et l’on fixe théoriquement. J’évite généralement de m’en arrêter à telle échelle fixée, de peur de m’y astreindre. Cela dit, avec le recul, je vois bien que certaines configurations intervalliques reviennent régulièrement dans mes pièces, depuis Yasmina, notamment le triton et les deux septièmes, majeure et mineure. Certes, la prépondérance de ces intervalles a dû être prescrite par ma filiation à la Seconde école de Vienne, à travers mon maître Max Deutsch. Mais je sens que cette prédilection ne s’arrête pas à cette seule rationalité esthétique. Est-ce un hasard que c’est ce même univers intervallique que l’on retrouve dans les musiques du Haut Atlas ? J’affectionne trop les musiques du Haut Atlas, depuis longtemps, pour que je n’en sois pas marqué. Je crois qu’une jonction à la fois affective et rationnelle, orale traditionnelle et moderne occidentale, a dû présider à la récurrence de ces intervalles dans ma musique.

4Vous avez cité l’exemple des Voix interdites. Certes, on peut entendre quelque chose qui ressemble à la couleur modale du ḥiǧāz5 au début de Chant I. Cela n’a cependant rien à voir avec la logique modale. Il ne s’agit pas d’un ḥiǧāz à proprement parler. Car un maqām ne se résume point à une suite d’intervalles déroulés. Le maqām, c’est aussi une logique formelle, temporelle, qui repose sur des noyaux mélodiques comme autant de rapports de forces propres. Or tout cela est défait dans ce qui semble être un ḥiǧaz dans le Chant I, avant que les intervalles afférents ne soient déroutés à leur tour. Pour ce faire, je recours à la série, que je considère non pas comme un dogme restreint au total chromatique, mais comme une « méthodologie d’intervalle » applicable à d’autres phénomènes – aux structures du maqām, en l’occurrence. La série m’aide ainsi à déposséder les échelles traditionnelles de leur propre logique interne afin de les faire se déborder.

Exemple 1: Le début de Voix interdites

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5A. F. – Lors du colloque Tradition et invention dans la composition musicale autour de la Méditerranée6, vous avez parlé de la nécessité de « neutraliser le maqām ». Qu’entendez-vous au juste par cela ?

6A. E. – Si l’on entend par « invention musicale » la composition de formes qui donnent figure au véritablement « nouveau », à quelque chose d’aussi poignant qu’inouï, oui, je crois qu’il faut neutraliser le maqām, c’est-à-dire trouver le moyen pour se déprendre de son charme. Il paraît tout de même assez aisé de défendre la même position à l’égard de la tonalité de la fin du XIXe siècle compte tenu des exigences compositionnelles de l’époque, et surtout, rétrospectivement, au regard de la formidable dynamique inventive qu’a permis son dépassement. C’est la même chose pour le maqām : il faut accepter son dépassement si l’on veut inventer de nouveaux discours. Non pas qu’il faille y être hostile, ni le délaisser complètement. On n’y parviendra pas, de toute façon, tellement on en est épris. Le maqām se porte bien dans son milieu ; il est très bien dans le monde de la tradition. Mais telle n’est justement pas ma perspective. Je ne cherche pas à colporter la tradition ; elle n’a pas besoin de moi ; je n’appartiens pas à son monde, c’est un fait, bien que j’en sois imprégné. Quand j’écris, mon obsession est d’atteindre le non encore advenu, qui est toujours imprévisible. C’est pourquoi je ne saurais me contenter de la certitude du maqām, aussi fascinant soit-il, comme le rāst7, le ḥiǧāz ou le nahāwānd8. S’en déprendre n’est certes pas sans douleur. Mais la promesse de cette « blessure » en vaut la peine : la fraîcheur de l’imaginaire.

7A. F. – Faudrait-il comprendre par là une position en bloc vis-à-vis du maqām ? N’y a-t-il pas au sein de ce riche matériau des éléments à sélectionner par rapport à d’autres ? Les structures modales aux intervalles « neutres »9 ne conservent-elles pas une certaine acuité expressive par rapport à celles correspondant au diatonisme ou au chromatisme ?

8A. E. – Il n’y a pas longtemps, j’ai réécouté quelques œuvres de mon ami défunt Maurice Ohana. Comme vous le savez, Ohana a travaillé avec les micro-intervalles, non pas les quarts de ton comme on en trouve dans les structures du maqām, mais les tiers de ton. Et c’est sublime ! Ce sont des sonorités tellement belles, desquelles surgissent des harmonies inédites, avec des articulations subtiles et un déroulement aérien. Il n’y a rien de « dévalué » dans l’usage de tels intervalles. Peut-être le choix du tiers de ton, auquel nos oreilles sont moins habituées, contrairement au quart de ton qu’on retrouve dans certaines traditions orales, comme celles notamment du Proche-Orient, aide-t-il à éviter l’écueil de la connotation. Il est vrai que les structures en quarts de ton dans le maqām exercent une certaine fascination. Mais il faut qu’elles ne restent pas enfermées dans la connotation usuelle. Aucun intervalle, quel qu’il soit, ne vaut pour lui-même. Les intervalles neutres du maqām reçoivent leur contenu affectif de l’intérieur des modes traditionnels. Et donc, si l’on veut intégrer ces intervalles dans des formes nouvelles, il faut qu’ils proposent un sens nouveau, qu’ils agissent autrement que d’habitude. En cela, il n’y a pas de méthode à prescrire. Il faut seulement s’immerger dans l’écriture et tendre l’oreille aux tournures qui peuvent accueillir ces intervalles de telle sorte que ceux-ci fassent émerger un nouveau parfum. C’est ainsi que j’ai procédé dans le Cycle de l’eau, dans lequel d’ailleurs les micro-intervalles se font rares.

9A. F. – Dans certaines de vos œuvres, comme Arganier ou le Cycle de l’eau, il est difficile en effet d’identifier des échelles répertoriées, mais néanmoins certaines configurations intervalliques se stabilisent par moments. Peut-on parler dans ce cas de modes inventés ?

10A. E. – Si tel est le cas, ce doit être des structures qui se fixent a posteriori, et non pas établies a priori. À aucun moment je n’ai cherché à inventer des échelles de manière abstraite. Pour moi, cela n’a pas de sens ; c’est mortifère. Mon souci principal pendant l’écriture est d’engendrer des rapports de forces, de faire émerger des pôles d’attraction et de répulsion – à l’instar du rapport fondamentale-dominante dans la tonalité, aussi bien que dans les structures du maqām. Cette opération mobilise nécessairement des intervalles donnés – mais pas seulement –, qui alors se mettent dans des rapports de tension ou de relâchement, sur le plan à la fois mélodique et harmonique. C’est cela peut-être qui peut donner lieu à des configurations intervalliques stabilisées par endroits. D’ailleurs, c’est ainsi que l’on doit envisager les échelles modales traditionnelles, occidentales ou autres, c’est-à-dire comme un ensemble de rapports de forces.

11A. F. – Vous venez de parler d’harmonie. Votre musique se remplit en effet de riches épaisseurs harmoniques. Dans le même ordre de question : y a-t-il chez vous une manière spécifique de générer et de gérer des éléments d’harmonie ?

12A. E. – J’ai retenu de mon maître Max Deutsch l’idée qu’il n’y a pas vraiment d’harmonie en soi, mais seulement la polyphonie, qui est la synthèse de l’harmonie et du contrepoint. La notion d’harmonie est trop statique, alors que la polyphonie est dynamique, vivante, interactive, temporelle. C’est ainsi que je procède dans mon écriture, y compris pour les rencontres harmoniques : je laisse émerger les choses suivant leurs propres dynamiques, dans leurs interactivités. C’est bien entendu une façon de parler : rien ne s’écrit sans la décision du compositeur. Mais ce dernier n’est pas absolument souverain non plus face à ce qui est en train de se former sous sa main. Bien sûr que j’ai des prédilections harmoniques que je souhaite faire émerger à tel ou tel endroit ; bien sûr que j’évite généralement les harmonies trop lisses, suffisantes par elles-mêmes ; bien sûr que je pense à créer des rapports de tension entre accords. Mais je ne m’en laisse pas moins entraîner par la dynamique des voix, qui peuvent tout à fait suggérer, de manière conjoncturelle, la teneur de leurs rencontres. Le vouloir en écriture est minimal, j’en suis convaincu ; l’oubli est fondateur dans le processus de création. Il est important dans la composition d’accepter de se laisser contredire, en cours de chemin, par rapport à ce qu’on a prévu : quelque chose d’essentiel fait surface alors.

13A. F. – Qu’en est-il du matériau rythmique traditionnel, qui ne se déroule généralement que sous forme de cycle ? Dans votre dernier opéra Mririda10, j’ai cru percevoir, en filigrane, une apparition éphémère d’une cellule rythmique typique des musiques populaires marocaines (combinaison ternaire-binaire). Comment gérez-vous ce matériau de nature répétitive ?

14A. E. – Des cycles rythmiques, j’en ai eu ma claque. Comment investir les cycles rythmiques sans tomber dans la répétition ? Car quand il y a répétition impassible, c’est l’ennui mortel ; tandis qu’un cycle qui ne se répète pas est un oxymore, c’est-à-dire une impossibilité dans la pratique. Mais les choses sont beaucoup plus subtiles dans les musiques de tradition orale. Très souvent on met en valeur la dimension rythmique de la musique des Gnawa. Je n’y trouve pourtant, de ce point de vue, aucun intérêt tant elle est répétitive voire machinale – aussi énergiques que soient ses cellules rythmiques. Il en est autrement dans le msāq11 du Haut Atlas. Non qu’il n’y ait pas répétition, mais elle passe quasiment inaperçue tant le temps est chargé de vitalité. La forme du msāq commence avec un temps diffus, des attaques de part et d’autre qu’on dirait chaotiques. Peu à peu quelque chose se profile, comme une longue séquence dont les articulations sont parfois sur le temps, parfois sur le contretemps, avec de nombreuses syncopes. Et ainsi de suite jusqu’à ce que le tout s’emporte dans une cyclicité, évidente alors, mais non moins précipitée vers sa chute pressentie. Cette répétition-là me convient ; elle est vivante, dynamique, implacable. C’est moins le cycle qui m’intéresse dans ce cas que la gestion du temps hétérogène, la formation du tout dans une unité dynamique. L’idée d’un temps vivant, composé d’unités hétérogènes et tout à la fois ordonné me séduit – l’unité dans la diversité. Richard Wagner nous a laissé un prodigieux exemple avec le thème de l’ouverture de Parsifal, qui est composé de valeurs rythmiques d’une telle hétérogénéité que le temps mesuré (4/4 en l’occurrence) se dissout tout à fait. Quant aux cellules rythmiques traditionnelles qui peuvent se retrouver dans ma musique, oui, je ne peux m’en empêcher des fois. Je suis né de cette culture – marocaine – qui a marqué mon corps de ses rythmes. Quand une cellule rythmique intime s’invite avec force et me conquiert, alors je l’accepte et je l’accueille, l’espace d’une seconde néanmoins. Dans mon écriture, rien ne doit s’installer.

II. Sur la forme musicale

15A. F. – Nous voici déjà en pleine question de la forme musicale. Votre intérêt pour la forme traditionnelle du taqsīm12 peut-il être compris dans le sens de ce que vous venez de dire, c’est-à-dire la recherche de la forme labile, où rien ne doit s’installer ?

16A. E. – Certainement, oui. Le terme arabe « taqsīm » suggère déjà une idée formelle intéressante. Taqsīm, de la racine q-s-m, signifie découpe, autrement dit décomposition. On est alors dans le non encore formé ; tout est à refaire, à recomposer, sans carrures formelles sur quoi s’appuyer, ni mesures temporelles. On est d’emblée libre. Bien sûr, dans le contexte traditionnel, le taqsīm repose sur tout un matériau qui lui donne assise et substance, à savoir le maqām avec ses formules, ses ornementations, ses cheminements, ses modulations, etc. Il n’en reste pas moins que la trajectoire est véritablement libre, ouverte, en temps réel, à toutes les possibilités. C’est bien cela qui est génial dans cette forme : à la fois ouverte et unifiée, imprévisible et ordonnée. Il arrive dans le taqsīm qu’on trébuche, qu’on commette une soi-disant « fausse note ». Mais cela en fait partie. On reconnaît les grands improvisateurs par cette capacité inventive de faire de l’imprévu, du « malvenu », une chance pour le déroulement formel. Ils s’emparent de l’ouverture formelle pour se dépasser eux-mêmes et intègrent l’imprévu avec habileté dans l’équilibre, sans cesse recherché, de la forme. C’est là la première leçon formelle du taqsīm, ce mode compositionnel du laisser-venir par excellence.

17La deuxième leçon formelle que l’on peut tirer du taqsīm est en rapport avec la durée. Voilà une forme musicale non mesurée – sinon rarement – qui ne manque cependant pas de s’inscrire dans la durée, de donner un sentiment d’une courbe, d’une longue trajectoire articulée. Le moyen fondamental ici est le geste, dans le sens corporel du terme. Les volutes mélodiques du taqsīm miment le corps, ses mouvements, son souffle, l’expression de sa parole. Je ne vois pas autrement comment une forme aussi flexible peut tenir en dehors du temps mesuré. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai dû très tôt, depuis Nawbah, renoncer à appliquer la série aux paramètres temporels – les valeurs rythmiques. Autant je crois que la série est efficace, comme méthode, pour gérer les ensembles sonores et les intervalles, autant elle peut s’avérer être mortifère appliquée à la dimension temporelle.

18Les six pièces du Cycle de l’eau peuvent être considérées comme autant de taqsīm‑s. Certes, il n’y a plus le maqām qui d’emblée assure l’unité à la forme traditionnelle. Privée d’un tel substrat, la forme se doit d’inventer sa propre articulation. Nous voilà revenus à la question des pôles d’attraction-répulsion. Il faut en créer afin de faire tenir la forme, sinon on n’articule rien. Mais là aussi, pour ce faire, il n’y a pas de recette toute faite. Ces pôles d’attraction appartiennent en propre à l’œuvre spécifique ; c’est-à-dire qu’ils ne sont nullement transposables à une autre. Il faut mobiliser tout ce dont dispose l’œuvre – matériaux, éléments thématiques, rapports entre instruments, etc. – pour faire émerger ici et là des attractivités qui devront donner lieu à des rapports de forces. C’est ainsi que la forme libre se forme par ces propres moyens.

19A. F. – Vous avez évoqué précédemment la notion d’ « informel » pour qualifier cette manière de procéder de la forme musicale. Pourriez-vous y revenir ?

20A. E. – En effet, j’ai pensé à l’idée de l’informel d’abord à propos de la pièce électroacoustique taqsîm, inspirée explicitement de la forme traditionnelle improvisée. Cette manière fluide de façonner la forme a aussi stimulé des pièces ayant l’eau comme image poétique, l’opéra L’Eau et le Cycle de l’eau. De manière générale, l’informel pour moi désigne la forme musicale dont on ne peut dissocier idée et forme. De même que l’idée n’existe que portée par une forme, de même celle-ci ne doit être justifiée que par le contenu (de sens) propre qui la fait tenir – elle ne doit pas préexister. L’improvisation libre, telle que le taqsīm, en est un exemple parlant, tout autant que les Préludes de Claude Debussy.

21Du reste, ce n’est pas bon signe que le concept apparaisse détaché de la forme sonore. Bien sûr, cela peut être justifié pour des raisons didactiques, comme pour comprendre les formes traditionnelles en leur dissociant des schèmes fixés. Mais la musique ne doit être justifiée que par le son, par la logique de son, c’est tout ; le concept doit se fondre dans la forme et non la justifier de l’extérieur. La notion d’informel désigne ce type de formes qui donnent l’impression de se suffire à elles-mêmes, sans avoir besoin de supports conceptuels pour être saisies. Pour y parvenir dans l’écriture, il faut déjouer les éléments les plus immédiatement identifiables. Dans l’exemple du Cycle de l’eau, j’ai fait ainsi sauter tout ce qui peut donner un repère temporel immédiat ; les pièces devraient trouver leurs temporalités propres sans le concours de la pulsation.

Exemple 2: Temps rebelle (extrait)

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22A. F. – En l’absence de la régularité rythmique, quels autres repères investissez-vous pour soutenir la forme ? Adoptez-vous par exemple la notion de thème ?

23A. E. – Oui, mais pas dans le sens classique du terme. Toutefois l’élément thématique demeure important pour l’unité formelle. Aussi procure-t-il clarté au déroulement musical. J’ai appris chez Ludwig van Beethoven et chez Johannes Brahms comment être immédiatement dans le sujet. Un élément doit être posé le plus clairement possible, sans trop épiloguer ; on entre d’emblée dans le cœur de la forme. Cependant l’élément thématique ne doit pas s’imposer. C’est cela qui est difficile à réaliser : être à la fois clair et fluide. Pour cela, la polyphonie est essentielle. Il est désormais difficile de penser la formule thématique de manière classique, détachée par exemple de son prolongement polyphonique immédiat. La polyphonie ouvre tout un monde aux formules établies ; elle les entraîne immédiatement au-delà de leurs contours propres. C’est aussi grâce à la polyphonie que ces formules peuvent resurgir de manière fluide, comme si elles étaient engendrées pour la première fois. L’interaction polyphonique est essentielle pour contrebalancer l’évidence du travail thématique ; elle instaure comme un état de catastrophe permanent où tout peut arriver à n’importe quel moment, sans que cela apparaisse comme caprice ; elle rend ainsi possible des sortes d’ « accidents organisés ».

24A. F. – Pourtant, outre la dimension polyphonique, la ligne mélodique, sa trajectoire et ses inflexions, jouent un rôle important dans votre musique.

25A. E. – Oui, en effet, mais pas la ligne isolée pour elle-même. Je dirais plutôt le phrasé dans ce cas. Ça, oui, le phrasé est fondamental. Il donne corps ; c’est un souffle. Suivant la pensée du phrasé, les éléments discrets se tiennent solidaires et forment un corps d’ensemble, vivant, charnel. Là aussi est la force des musiques de tradition orale, notamment les musiques vocales. Certainement, le phrasé s’inscrit dans la linéarité ; il évoque a fortiori la ligne et sa trajectoire linéaire. Soit ! mais comment peut-on se passer de la courbe, de la ténacité de la ligne et de sa puissance unificatrice ? J’ai du mal à comprendre les démarches de composition qui veulent écarter voire bannir tel ou tel paramètre musical. Je trouve cela dogmatique et insensé. La musique est un tout. Pour quelle raison dois-je me priver de tel paramètre ? Composer est comme être jeté dans un océan : il faut se servir de tous les moyens disponibles pour s’en sortir – pour faire aboutir la forme.

26A. F. – Il y a une autre caractéristique de votre musique, quoique non exclusive, qui est celle d’une temporalité non empressée, une temporalité qui, pour ainsi dire, savoure le temps présent. Est-ce là quelque chose que vous avez retenu des musiques de tradition orale ?

27A. E. – Peut-être, mais certainement pas de manière délibérée. Cela pourrait être profondément lié à une question de langue. Ma langue première est l’arabe ; j’ai eu en plus, dans ma scolarité, une très bonne formation en langue arabe littérale. Je suis fait de cette langue ; elle fait partie de mon être, au même titre que mes constituants physiologiques. Et dans l’arabe, il n’y a pas à proprement parler de passé, ni de présent, ni de futur : il n’y a fondamentalement que l’accompli (al-māḍī) et l’inaccompli (almuḍāriʿ). Ainsi, la langue arabe ne suggère pas une répartition temporelle abstraite ; le temps y est vécu par rapport à une action concrète, soit accomplie soit inaccomplie. Certainement ce rapport au temps suggéré par la langue arabe a dû rejaillir sur ma musique.

28Par ailleurs, j’ai toujours pensé la musique comme étant intimement liée au corps. C’est une expression du corps qu’on extériorise et qu’on fixe sur les supports. Aussi toute véritable expérience musicale doit-elle revenir à cette sorte d’alliance intime et première avec le corps. Pour moi, le chant demeure le lieu idéal pour retrouver cette jonction. Tout doit être chanté dans la pratique musicale, lors du processus de la composition tout comme pour l’interprétation, fût-ce gauchement. C’est ainsi que j’ai toujours procédé : passer d’abord par le corps – le chant. Cela fait nécessairement prévaloir le concret de l’acte corporel sur l’abstrait des schémas formels. Cette dimension corporelle dans ma musique expliquerait peut-être les temporalités de l’ « instant présent » dont vous avez parlé.

29La même chose s’applique aux silences : ceux-ci également doivent être habités par le corps. Les récitations religieuses – celles du Coran notamment – nous en donnent un exemple édifiant : le silence y est moins une pause sonore qu’une retraite du sens et à la fois une chute du corps. Ce n’est du reste pas chose facile de réaliser un tel silence qualitatif, ni dans la composition ni dans l’interprétation.

30A. F. – À l’opposé de ces temporalités statiques, on retrouve également dans certaines de vos pièces, comme Arganier, d’autres temporalités, souvent implicites, en filigrane, qui s’inscrivent, elles, dans la durée et la progression.

31A. E. – Il faut bien soutenir la forme. J’ai été crucialement confronté au problème de la durée pendant que je composais l’opéra L’Eau. Je cherchais une forme qui soit à l’image de l’eau, c’est-à-dire fluide ; mais en même temps, il me fallait un moteur dramatique. J’ai alors cherché à le saisir à même le temps musical. Tout comme avec l’eau, il faut un réceptacle unifiant pour endiguer le temps dans la durée, pour qu’il soutienne une forme définie. Or le réceptacle du temps procède du processus. La question de la durée est fondamentale pour la forme musicale. Il faut faire durer les éléments musicaux en les faisant advenir, vivre, progresser. Mais le risque alors, c’est de tomber dans la trivialité des processus usités, par trop linéaires. Les choses les plus déterminantes dans les œuvres musicales doivent y rester comme secrètes, dans une sorte d’intimité formelle. J’ai appris cela du msāq autant que du Quatuor à cordes n°15 de Beethoven (le troisième mouvement plus précisément) ; dans les deux cas, la durée ne se vit pas suivant un schéma de surface, mais en se laissant emporter par les évènements qui s’enchaînent, car suffisamment lestés de force expressive pour qu’on s’y absorbe.

III. Sur le texte, l’expression et l’interprétation

32A. F. – La voix est très présente dans votre œuvre, avec notamment six opéras. Vous avez parlé de l’importance du corps dans votre musique au travers du chant – même intérieur dans le cas de pièces instrumentales. Et qui dit voix, dit langue. Quelle est la place de la langue, ses composantes, ses sonorités, son contenu, dans votre musique ?

33A. E. – J’ai un rapport très fort à la langue. Quand j’écris pour un texte, tout doit venir en premier de la langue dans laquelle il est écrit, de ses sonorités, de ses accents, de ses courbes. Je m’applique alors à entendre dans la langue quelque chant secret. Non pas le chant secret de cette langue, mais le mien propre en elle. La langue, à travers le texte particulier, me suggère presque tout ; tout naît à partir d’elle, la ligne, le phrasé, les intervalles, la configuration instrumentale ; tout ce qui composera l’œuvre est tributaire de ce matériau fondateur qui est sous-jacent dans la langue. Les autres préoccupations de la mise en forme, c’est-à-dire de la composition proprement dite, viennent en second lieu.

34A. F. – Toute langue ? ou, je suppose, aviez-vous des affinités avec quelques langues particulières ?

35A. E. – Avec la langue arabe, incontestablement. Je rappelle Identité, écrite sur un poème de Mahmoud Darwich, Le Collier des ruses sur un extrait des maqāmāt (séances) de Badīʿ al-Zamān al-Hamadānī, Voix interdites et Le cœur étoilé sur deux poèmes de Manṣūr al-Ḥallāj. J’avoue avoir été souvent frustré et même peiné quand des chanteurs, ne connaissant pas l’arabe, manquaient les spécificités vocales de cette langue et l’affadissaient ainsi. Mais les choses semblent s’améliorer avec une génération de chanteurs et de chanteuses qui font l’effort de bien apprendre la déclamation de l’arabe ou d’autres dont l’arabe est la langue maternelle.

36La langue arabe est très riche du point de vue musical. Elle conserve toute une palette d’aspérités sonores et d’accents rythmiques que d’autres langues, comme le français, ont perdu – il suffit d’écouter le français du Moyen Âge pour s’en apercevoir. J’admire Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, mais le déroulement rythmique de la langue française dans cet opéra me laisse en manque. Je me suis confronté à ce problème quand j’ai dû composer pour des textes en français. Alors, pour « revigorer » la langue française, je me suis dit pourquoi ne pas lui appliquer l’accentuation, même réduite, de l’arabe. Peut-être que c’est violent ; beaucoup de gens peuvent s’en offusquer. Pour moi, c’est enrichir la langue elle-même que de lui injecter des sonorités d’une autre langue. Je trouve charmant l’accent anglais dans le Jazz français ; d’ailleurs personne ne s’en offusque. De toute façon, j’éprouve fortement ce besoin de retrouver l’aspérité de l’arabe dans le français.

37Du reste, les langues doivent être défendues dans ce qu’elles préservent en termes de richesses linguistiques et sonores – l’arabe en l’occurrence. D’aucuns appellent à ce que l’on supprime le duel de l’arabe13. C’est scandaleux ! Comment peut-on se priver de la belle sonorité du duel, avec ses désinences « ā » (allongé) et « ān » fa bi ayyi ālā’i rabbikumā tukaddibān (Coran, sourate al-raḥmān). Dans le pluriel, en outre, on s’y perd, c’est la confusion ; alors que dans le duel, on est en regard.

38A. F. – Dans certaines de vos œuvres vocales les plus récentes – Héloïse et Abélard et Voix interdites –, vous avez fait le choix de textes mystiques. En quoi l’image poétique mystique constitue-t-elle pour vous une ressource de création musicale ?

39A. E. – C’est sa revendication de l’absolu : tout ou rien. Je t’aime, toi, seul, entièrement, jusqu’à la perdition en toi, ou rien du tout. Voilà toute la puissance de l’image poétique mystique. Or c’est exactement ainsi la position artistique, à savoir la tendance vers l’absolu, vers l’irréductible à partir de choses tellement prosaïques, comme les sons.

40La deuxième chose qui me passionne dans les textes mystiques, c’est leur concision et leur luminosité. Le texte d’al-Ḥallaj est d’une clarté bouleversante ; il n’y a pas d’ombre. – Anā man ahwā wa man ahwā anā (« Je suis Celui que j’aime, et Celui que j’aime est moi »14). C’est aveuglant tellement c’est éclatant.

41J’affectionne en outre les textes mystiques pour leur puissance transgressive et leur aspiration à l’universalité. Ces textes renferment un souffle de liberté extraordinaire, quand bien même ils émanent du sein de la religion. Il n’est pas anodin que tous les grands mystiques aient été suspectés par les autorités religieuses de leurs époques. Dans leurs textes flamboie l’image d’une humanité émancipée, quelque chose d’universel qui déborde le cadre même de la religion. Le grand art ne vise pas autre chose : donner forme à l’ineffable, ouvrir l’horizon de notre réalité au travers des éléments communs.

Exemple 3: Le cœur étoilé, 2e mouvement, mes. 72-78

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42A. F. – La question de l’expression nous conduit à celle de l’interprétation. Votre musique ménage une place importante à l’interprétation, comme dans le Cycle de l’eau où les signes musicaux, approximatifs, laissent une grande marge à leur réalisation sonore. Est-ce là une volonté de réintroduire l’oralité ? De solliciter le corps ? Aussi, une telle marge de liberté ne compromet-elle pas la stabilité de la forme ?

43A. E. – L’interprétation est essentielle en musique. Ce n’est pas par hasard qu’on a choisi le terme « interprète » au lieu d’ « exécutant ». C’est parce que l’interprète a quelque chose à dire. L’écriture n’épuise pas le contenu qu’elle fixe. Celui-ci reste toujours à déchiffrer et à reformer au travers de son être sonore. Il m’est arrivé maintes fois d’être surpris de l’interprétation de certaines de mes pièces, comme si je les écoutais pour la première fois, comme si elles avaient changé de figure. C’est une expérience bouleversante que de s’apercevoir que ce qu’on a engendré soi-même dans l’écriture s’émancipe de la volonté première, prend son autonomie ; c’est émouvant. De manière plus générale, une interprétation réussie, convaincante, lors de laquelle l’œuvre apparaît comme impérieuse, nous faisant oublier tout le reste – cette interprétation nous procure comme une sorte de joie. Cela est vrai même pour des œuvres complexes ou, pour ainsi dire, moins « joyeuses » ; j’ai vécu une telle émotion lors d’un concert où Alfred Brendel avait interprété les Variations Diabelli de Beethoven.

44Pour revenir à votre question, le signe déjà est une approximation. Je dirais même plus : le signe en soi ne porte rien, il est vide. Seule la relation entre les signes, leur articulation, est pleine ; c’est elle qui peut porter le sens. Or la relation est temporelle ; elle ne se réalise que dans le temps musical effectif. Son moment est l’interprétation. L’écriture renferme silencieusement un contenu que l’interprétation doit réveiller en sachant bien tisser les relations entre les signes. Ainsi, dans le cas du Cycle de l’eau que vous avez cité, j’ai voulu assouplir la prescription du signe pour élargir davantage les possibilités de la mise en relation, pour mobiliser davantage les ressources de l’interprétation, le corps de l’interprète au premier chef ; c’est là d’ailleurs que réside la force des musiques de tradition orale. Et ce n’est point déstabiliser la forme que de la faire soutenir davantage par le potentiel expressif du corps, au contraire. Et si déstabiliser veut dire prendre une nouvelle figure, cela me convient – pourvu que cette figure soit convaincante, bien sûr.

45Plus particulièrement, du reste, si je pouvais me passer des barres de mesure, je le ferais volontiers. La barre de mesure suggère un temps par trop quantifié. Or le temps est la « substance » de l’interprétation ; il ne doit donc souffrir aucune entrave préalable ; l’interprète doit se sentir libre dans la constitution du phrasé. Mais malheureusement, pour des raisons pratiques, il n’est pas toujours possible d’ôter les barres de mesure ; cela n’est pas possible pour un orchestre ou pour un quatuor à cordes. Maintenant, de manière quasi arbitraire, j’écris tout en 4/4.

IV. Sur la tradition, la contemporanéité et l’interculturalité

46A. F. – Venons-en à des questions plus générales. Pourriez-vous nous rappeler brièvement quelle a été votre expérience personnelle avec les musiques de tradition orale qui ont inspiré votre musique ?

47A. E. – Ma première véritable expérience avec les musiques de tradition orale a été avec celles du Moyen Atlas. C’était en 1958 ; j’étais étudiant au Conservatoire de musique de Rabat. Des choses formidables se passaient dans ce conservatoire à cette époque. On pouvait y étudier le Pierrot lunaire d’Arnold Schönberg, le Marteau sans maître de Pierre Boulez ; le Maroc était alors à la pointe de la modernité musicale – quel gâchis ! Donc, avec le concours du Service de l’éducation populaire du Ministère de la jeunesse, dirigé par une dame qui m’a transmis sa passion pour les musiques traditionnelles marocaines, nous avions été engagés pour aller étudier, pendant un an, les musiques du Moyen Atlas. Les agents des autorités locales, je me rappelle, étaient particulièrement obligeants ; ils étaient prompts à nous accueillir et à nous aider.

48Mais le coup de foudre arriva plus tard. Ce fut en 1964, dans la vallée de Tassaout, dans le Haut Atlas cette fois-ci, où je découvris l’aḥwāš. Ce fut un grand choc. Ce qui m’avait le plus frappé, c’était le début, ce prélude, le msāq : cette façon collective de soutenir une temporalité d’abord tout à fait disloquée, qui progressivement, et surtout imperceptiblement, se redresse et fait émerger une figure rythmique, laquelle n’en finit pas de se précipiter vers sa chute finale. C’était magistral de voir le mqaddam (chef), avec son tambour et la poésie qu’il entonne, conduire cette temporalité aussi retenue que déterminée.

49Le drame est que ce raffinement musical est en passe sinon de disparaître, du moins de se flétrir. Déjà quand je suis revenu, en 1990, pour retrouver la même troupe, j’étais atterré ; beaucoup de choses ont été perdues – et je ne veux même pas savoir ce qu’il en est advenu maintenant. C’est certainement à cause de l’industrie folklorisante, les festivals locaux plus particulièrement. On ne leur demande de jouer que les choses les plus attractives, les fins de cycles qui sont les plus allantes. Je crains que cette tradition ne se soit déjà perdue.

50Comme j’ai dit au début, jamais je n’ai cherché à transposer des fragments tels quels de ces musiques dans la mienne. C’était pour moi un principe de départ, quasi instinctif ; je n’avais aucunement une position de musicologue, mais simplement de musicien passionné. J’écoute ces musiques pour mon plus grand plaisir. Je m’y imprègne dans le plaisir, et les choses qui me marquent émergent nécessairement dans ma musique. Il faut laisser l’oubli faire son travail créatif.

51A. F. – Tout dans votre musique indique que l’emprunt que vous faites aux musiques de tradition orale n’est pas fait pour vous en prévaloir. Dans ce rapport, il semble en outre que vous êtes sélectif. Suivez-vous une orientation particulière dans le choix des éléments traditionnels sur lesquels vous travaillez ?

52A. E. – Oui, je suis sélectif dans mon rapport aux musiques de tradition orale. Je ne fais pas des emprunts pour les manifester ; ce n’est nullement une question identitaire. Tout au contraire, ce n’est pas bon signe que tels éléments musicaux s’affichent trop. Cela dit, on ne peut pas trier au préalable le matériau musical, de n’importe quelle culture. Ce serait arbitraire et donc absurde. Il y a bien sûr, avant tout, sa propre sensibilité, sa propre inclinaison esthétique. C’est important, mais ce n’est toutefois pas suffisant. Le « tri » se fait dans le travail, dans la confrontation concrète avec ce que l’on envisage de réaliser. Une orientation commande néanmoins : c’est de ne prendre de la tradition que ce qui fructifie et interroge les acquis de la modernité musicale, c’est-à-dire tout l’horizon de mon propre présent. Et pour cela il n’y a pas, comme j’ai dit, une formule toute faite.

53La tradition n’est pas un dogme. Elle comporte des ressources intarissables pour notre modernité. Il faut être inventif, c’est tout ; ce n’est ni une question d’inspiration, ni, encore moins, de « génie », mais de travail, de persévérance et d’exigence. Prenez par exemple le problème de la durée. Le Cycle de l’eau, qui, je crois, donne à penser le temps musical autrement que ce qu’il en est dans la tradition occidentale, n’est pas venu par hasard. C’est le résultat d’un long travail fait d’observations, d’interrogations et d’essais. C’est le résultat de l’étude des musiques du Haut Atlas, du maqām, du raga indien, et, de manière concomitante, de l’assimilation de la grande musique occidentale, notamment celle de la Seconde école de Vienne. Sans l’étude et l’assimilation des problèmes de la composition musicale occidentale, en ce qui concerne en l’occurrence les questions de la forme et du temps, les structures temporelles des traditions orales ne me seraient certainement pas apparues avec une telle acuité.

54A. F. – Voilà qui nous amène, pour finir, à la question de l’interculturalité dans la création musicale. La modernité musicale reste tout de même marquée par l’histoire de la musique occidentale. En même temps, de plus en plus nombreux sont les compositeurs extra-occidentaux qui investissent leur patrimoine musical tout en s’en distanciant. Verrons-nous l’émergence de nouveaux espaces de la modernité musicale résolument interculturels, de l’ « entre-deux », autrement dit, qui puisent dans le patrimoine musical de l’humanité, pour ainsi dire, à parts égales ?

55A. E. – À chaque fois qu’on évoque les séparations culturelles, quelque chose me gêne. Enfermer telle ou telle musique dans un cocon culturel me gêne. L’horizon des formes musicales est bien plus étendu que leur strict lieu culturel de naissance. Cela est bien sûr valable aussi bien pour la musique occidentale que pour les musiques de tradition orale. Ce qui est drôle, c’est qu’on ne se pose presque jamais la question pour la littérature. Il ne viendrait à l’esprit de personne de s’empêcher de lire et d’apprécier Fiodor Dostoïevski sous prétexte qu’il est russe, ou Haruki Mukarami sous prétexte qu’il est japonais, ou Sonallah Ibrahim sous prétexte qu’il est égyptien.

56Un jour, dans un colloque à l’Unesco, on avait donné ma pièce Muqaddima. Un grand musicien français, qui avait vécu au Maroc et était amateur de ses musiques, me dit qu’il n’avait rien entendu de marocain dans la pièce. Je lui avais demandé s’il y avait reconnu quelque emprunt que j’avais intégré de Brahms. Sa réponse était tout aussi négative. J’ai alors été satisfait par le fait que les deux emprunts aux deux cultures, qui sont effectifs, se sont fait à tel point absorber dans la seule forme qu’ils échappent à l’identification immédiate. Muqaddima est-elle occidentale ? nord-africaine ? Je crois qu’elle est les deux à la fois, c’est-à-dire qu’elle n’appartient exclusivement à aucune de ces séparations.

57Nous sommes marqués et façonnés par nos ouvertures autant que par nos passés. Notre être ne peut se réduire à la contingence de la naissance. Nous sommes ce que nous devenons. Je ne nie cependant pas la puissance du natal. Les musiques de l’enfance font partie de notre corps. Je n’aurais jamais pu empêcher la résurgence des musiques de ma culture d’origine dans la mienne. Mais qui peut s’interdire aujourd’hui la polyphonie, cet acquis formidable de la culture européenne ? Ce serait un sectarisme ridicule que de vouloir rejeter la polyphonie sous prétexte, par exemple, qu’elle ne fait pas partie de l’héritage musical du sud de la Méditerranée. La musique contemporaine n’est plus une affaire d’Occident ; c’est fini, ça ! Écoutez la musique contemporaine chinoise, par exemple ; le festival Présences lui avait consacré toute une édition ; c’était saisissant de voir des jeunes compositeurs chinois écrire de nouvelles formes pour des instruments traditionnels. On verra peut-être l’émergence d’une école sud-méditerranéenne, avec ses spécificités, ses instruments, ses langues, ses techniques vocales, etc. Mais pour cela, il faut une vraie volonté culturelle, dans le sens politique du terme, volonté qui mettra en œuvre les formations appropriées et permettra les moyens adéquats. C’est cette volonté qui manque cruellement ; mais les décideurs semblent ne pas s’en soucier, peut-être parce que le marasme musical ambiant – pour ne pas dire pire – ne les dérange pas.

Les pièces d’Ahmed Essyad citées dans l’entretien :

  • Yasmina (1965) cantate pour baryton, violon et violoncelle.

  • Nawbah (1969) suite pour violoncelle seul.

  • Muqaddima (1970) pour ensemble de huit solistes.

  • Identité (1975) cantate pour contralto, percussion, récitant et orchestre de chambre.

  • Le Collier des ruses (1977) opéra.

  • Taqsîm (1978) pour électroacoustique seul.

  • L’Eau (1985) opéra.

  • Le Cycle le l’eau (1980-1992) suite de six pièces pour flûte et piano : Le temps rebelle, La source captive, La mémoire de l’eau, Tamda, Les eaux meurent en dormant et Asselman.

  • Arganier (1996-97) quatuor à cordes.

  • Héloïse et Abélard (2001) opéra.

  • Voix interdites (2005) cycle de neuf pièces pour soprano et septuor instrumental.

  • Le cœur étoilé (2014) quatuor à cordes et mezzo-soprano.

  • Mririda (2016) opéra.

Pour une vue exhaustive et détaillée de l’œuvre d’Ahmed Essyad, voir : http://www.cdmc.asso.fr/fr/ressources/compositeurs/biographies/essyad-ahmed-1938.

Bibliographie   

Rovsing Olsen Miriam, Chants et danses de l’Atlas (Maroc), Paris-Arles, Cité de la musique/Actes Sud, coll. « Musiques du monde », 1997.

Le dîwân d’Al-Hallâj, Louis Massignon (trad.), Nouv. éd. avec additions et corrections, Paris, P. Geuthner, 1955.

Notes   

1 Max Deutsch (1892-1982), élève d’Arnold Schönberg, est compositeur, chef d’orchestre et pédagogue.

2 Système des modes mélodiques du Proche-Orient.

3 Voir, en fin du texte, les informations concernant les pièces citées ici d’Ahmed Essyad.

4 Suite de danses collectives différentes, chantées ou jouées à la flûte avec accompagnement de tambours. Cf. M. Rovsing Olsen, Chants et danses de l’Atlas (Maroc), Paris-Arles, Cité de la musique/Actes Sud, 1997, p. 131.

5 Ḥiǧāz : 1/2 ton, 3/2 tons, 1/2 ton.

6 Colloque organisé à l’Université Paris 8, les 14 et 15 novembre 2013 : http://musidanse.univ-paris8.fr/spip.php?article1367. Voir aussi le documentaire vidéo Tradition et invention dans la composition musicale autour de la Méditerranée : http://musidanse.univ-paris8.fr/spip.php?article1377.

7 Rāst : 1 ton, 3/4 de ton, 1 ton.

8 Nahāwand : 1 ton, 1/2 ton, 1 ton.

9 Correspondant ou incluant la seconde « neutre », laquelle avoisine les trois quarts de ton.

10 Opéra joué dans le cadre du festival Musica, en septembre 2016.

11 « Joute poétique [en amazigh] sur un type de vers à douze syllabes suivi de l’aḥwāš. » M. Rovsing Olsen, Chants et danses de l’Atlas (Maroc), op. cit., p. 134.

12 Forme instrumentale improvisée, souvent non mesurée.

13 Le duel est une catégorie grammaticale du nombre, comme le singulier et le pluriel. Dans certaines langues, comme l’arabe littéral, il traduit la dualité par des désinences nominales et verbales spécifiques. Cf. Dictionnaire le l’académie française, 9e édition.

14 Louis Massignon traduit ce vers ainsi : « Je suis devenu Celui que j’aime, et Celui que j’aime est devenu moi » Le dîwân d’Al-Hallâj, L. Massignon (trad.), Nouv. éd. avec additions et corrections, Paris, P. Geuthner, 1955.

Citation   

Anis Fariji et Ahmed Essyad, «« Nous sommes façonnés par nos ouvertures autant que par nos passés » – Entretien avec Ahmed Essyad», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], La Méditerranée, la tradition et le nouveau, La composition musicale et la Méditerranée, Numéros de la revue, mis à  jour le : 30/10/2019, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=949.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Anis Fariji

Anis Fariji est docteur en musicologie (mention du prix de thèse du musée du quai Branly – 2017) et chercheur associé à MUSIDANSE (Paris 8) et au LESC-CREM (Paris Nanterre). Il est actuellement post-doctorant au Centre Jacques-Berque au Maroc (USR3136 – CNRS). Ses travaux portent sur deux axes : 1) la composition musicale dans le contexte de l’interculturalité, en lien particulièrement avec les cultures du monde arabe et de la Méditerranée ; et 2) les formes vocales de l’islam.

Quelques mots à propos de :  Ahmed Essyad

Ahmed Essyad, né à Salé (Maroc) en 1938, est un compositeur marocain. Il est l’auteur de plusieurs opéras, dont L’Eau pour Radio France. Il fait partie du conseil musical de la Fondation prince Pierre de Monaco pour la musique contemporaine.