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L'Ethnographie

Une ethno-scèno-folle en Europe

Notes autobiographiques d’une loca diasporique

An ethno-sceno-queen in Europe: biographical notes of a diasporic loca

Paul Forigua Cruz

Juillet 2021

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.933

Résumés

Dans cet article, l’auteur propose une révision réflexive (Ghasarian, 2002 ; Caratini, 2004) de son parcours comme praticien des arts du spectacle et chercheur en sciences sociales. D’après son expérience personnelle, la rencontre avec l’ethnoscénologie (Pradier, 1995) constitue un tournant dans sa conscientisation de l’ethnocentrisme comme phénomène incarné (embodied) par lui-même, tout au long de sa carrière artistique et académique. Actuellement, ce processus de déconstruction lui aura permis d’appliquer la perspective ethnoscénologique à son travail comme chercheur et documentaliste.

In this article, the author offers a reflective review (Ghasarian, 2002; Caratini, 2004) of his journey as a performer and as social science researcher. According to his personal experience, the encounter with ethnoscenology (Pradier, 1995) constitutes a turning point in his awareness of ethnocentrism as a phenomenon embodied by himself, throughout his artistic and academic career. Currently, these processes of deconstruction have enabled him to apply the ethnoscenological perspective to his work as a researcher and documentalist.

Texte intégral

« Qui est la folle ? Qu’est-ce qu’elle sait ? Comment le sait-elle ? De quelle folle parlons-nous ? La folle qui bouge, danse en discothèque, chante et gagne sa vie en divertissant le public. Celle qui théorise et donne des conférences académiques lors de colloques internationaux, enseigne à l’université, écrit, publie des romans et prend ses médicaments contre le sida. » Lawrence La Fountain-Stokes1

1Mes expériences personnelles m’ont habitué à vivre dans une négociation permanente, face à des frontières identitaires diverses. Durant mon enfance, chaque voyage du Venezuela (mon pays d’adoption) vers la Colombie (mon pays de naissance) m’a conduit à réfléchir sur la notion d’appartenance nationale. Après mon adolescence, mon autodétermination en tant qu’homme gay m’a poussé à me pencher sur les problématiques des genres et des sexualités. Enfin, mon expérience professionnelle dans les arts du spectacle m’a habitué au travestissement scénique : plus ou moins spécialisé dans l’interprétation de personnages féminins, j’ai ressenti le besoin de questionner théoriquement cette pratique déjà vécue en tant que performeur.

2Quand on m’a proposé de participer à la journée d’étude « Parcours d’enseignement et de recherche en ethnoscénologie », je me suis intéressé tout de suite à la table ronde « Ethnocentrisme, marginalité, discriminations ». En conséquence, au lieu d’aborder la problématique proposée postérieurement, reliée à la question des biais cognitifs, j’ai choisi de rester sur les deux questionnements initiaux, à savoir : l’influence, d’une part, que l’ethnoscénologie aurait eue sur mon travail, ainsi que, par ailleurs, mes contributions personnelles à cette perspective de recherche.

3Cet article se centrera sur trois éléments en particulier : mes expériences migratoires en tant que Latino-Américain en Europe, mon autodétermination en tant que personne LGBT et ma double condition de praticien-chercheur. Pour ce faire, j’ai emprunté quelques usages du terme folle, étudiés par Jean-Yves Le Talec dans son ouvrage de 2008, ainsi que d’autres de l’espagnol loca, selon l’analyse livrée par La Fountain-Stokes en 2014.

4« Perdues », « furieuses » ou « sérieuses », selon Le Talec les folles françaises basculeraient continuellement entre résistance et adaptation aux systèmes normatifs locaux et internationaux2. Du côté de La Fountain-Stokes, la figure de la transloca (« transfolle ») matérialise les trajectoires diasporiques de certaines personnes LGBT caribéennes, traversées par les tensions existant entre leurs genres, langages et appartenances culturelles3.

5Comme son titre l’indique, plus qu’une contribution théorique, ce texte est un témoignage réflexif, inspiré par quelques autoethnographies entamées par des personnes latino-américaines, autodéterminées en tant que queers, trans ou maricas4 (Cornejo, 2010 ; García Becerra, 2018 ; Reyes et Gugolati, 2020). Ainsi, suivant une longue tradition d’appropriation des termes homophobes, je vais me traiter de loca tout au long de l’article, transitant du masculin au féminin de manière fluide. En faisant cela, j’espère pouvoir dédramatiser mon exercice d’anamnèse, tout en apportant un peu de follitude gay et camp (Sontag, 1964 ; Newton, 1972) aux futurs échanges ethnoscénologiques.

Another south american in Paris : l’exotisation comme stratégie

6En 2007, au moment de m’inscrire dans un master en théâtre, j’hésitais entre deux possibles projets de mémoire : dans le premier, je voulais découvrir des formes spectaculaires franco-françaises comme les ballets de l’Opéra de Paris ou le répertoire du mime Marceau. Dans le deuxième, je pouvais aussi reprendre un projet envisagé au Venezuela, relatif à la pratique du travestissement dans certaines fêtes traditionnelles populaires vénézuéliennes.

7Un samedi soir, j’ai croisé dans un sauna gay à Julio, un acteur franco-vénézuélien installé à Paris. Pendant que nous papotions en espagnol dans un jacuzzi, je lui ai demandé son avis sur mes sujets potentiels. Il a répondu sans hésiter : « Choisis le deuxième ! Les Français ne connaissent pas grand-chose à ces fêtes. En plus, ils adorent tout ce qui leur semble exotique… »

8Ses arguments m’ont paru aussi amusants que pragmatiques. Après avoir choisi la deuxième thématique, je me suis inscrit à trois séminaires qui me semblaient en syntonie avec elle : un cours destiné à l’étude des pièces de Shakespeare (qui m’intéressait pour la figure du boy player dans le théâtre élisabéthain), un autre consacré à l’usage des masques rituels à partir d’une approche ethnopoétique et, enfin, le séminaire d’ethnoscénologie proposé par Jean-Marie Pradier à la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord.

9Je dois avouer que, influencé par les conseils de Julio, ce qui m’a attiré dans les deux derniers séminaires était le préfixe « ethno » présent dans leur intitulé. Sans songer à la complexité du champ sémantique qui découle de cette particule, je voulais me lancer dans une démarche auto-exotisante, décidé à séduire les universitaires de France avec mes objets d’étude : travestissements, déguisements animaux et blackfaces, ainsi qu’une intense polarisation politique, cachée sous les jupons de certains personnages féminins interprétés par des hommes (Forigua Cruz, 2010). Maintenant, cela me semble drôle : je me voyais comme une nouvelle Shakira, juste avant sa teinture blonde et son crossover vers le marché anglophone ! En réalité, j’étais loin d’imaginer l’impact que l’ethnoscénologie allait avoir dans ma vie personnelle et académique.

10Cinq années plus tard, d’ailleurs, j’ai eu l’opportunité d’analyser cette démarche de séduction interculturelle dans une journée d’étude traitant sur le Venezuela. Dans mon cas, la perspective ethnoscénologique m’a facilité l’analyse des stratégies que j’avais mises en place, entre 2010 et 2015, pour être perçu comme un instructeur de Zumba Fitness « 100 % latino », et ainsi pouvoir rester compétitif dans le marché du travail parisien de l’époque (Forigua Cruz, 2015). Toutefois, avant d’avoir cette espèce de révélation théorique, il aura fallu que je traverse une expérience plus ou moins traumatique, lors de mon arrivée en Europe en 2006.

La loca débarque en France : la découverte de l’ethnocentrisme

11Je suis arrivé à Paris avec le projet de suivre les cours de l’École internationale de théâtre Jacques Lecoq, spécialisée dans la dynamique corporelle et le jeu masqué. À ma grande surprise, mon entraînement de danseur semblait un handicap pour assimiler la technique de mouvement de cette école. D’ailleurs, pendant certaines improvisations mes propositions étaient considérées comment trop typées culturellement (donc, trop latino-américaines, voire caribéennes) et pas assez « universelles ».

12Durant mon passage dans cette école, j’ai rencontré d’autres camarades extra-européens, lesquels recevaient parfois des remarques similaires en rapport au culturalisme supposé de leurs performances. À la fin de la première année d’école, je ne fus pas choisi parmi les élèves pouvant poursuivre la formation. Vivant cette expérience comme un échec, j’ai passé des mois à douter de mes compétences scéniques, ainsi que des expériences vécues durant ma vie professionnelle au Venezuela.

13J’ai pu comprendre l’ethnocentrisme implicite dans ce vécu seulement après mon passage par le séminaire d’ethnoscénologie. D’entrée, je me suis rendu compte que mon parcours professionnel était rempli de références aux arts du spectacle européens : bien qu’étant au courant des propositions scéniques locales, la plupart des techniques scéniques que j’avais étudiées venaient du Nord global. Des noms comme Stanislavski, Brecht, Grotowski, Barba, Graham, Cunningham, Limón et Bausch se mélangeaient avec quelques références latino-américaines, notamment Augusto Boal et Santiago García.

14D’une façon inconsciente, je considérais ces méthodes euro-américaines comme plus légitimes. D’ailleurs, le projet même de sortir de mon pays pour me spécialiser sur une technique scénique européenne (à l’occasion, la commedia dell’arte revisitée à la manière de Lecoq) faisait partie d’une démarche de légitimation qui me semblait nécessaire à l’époque : partir faire des études au Nord et revenir avec un nouveau titre universitaire, avec lequel j’aurais pu améliorer ma carrière en tant qu’enseignant et créateur.

15Des années plus tard, et après de nombreux échanges avec mes collègues ethnoscénologues, j’ai compris que mes propositions et celles de mes camarades d’école n’étaient pas forcément mauvaises, erronées ou culturellement « typées ». Nous avions juste été pris au milieu des malentendus interculturels assez courants. Leur analyse m’avait permis de comprendre les hiérarchisations existantes dans le milieu du spectacle, ainsi que les rapports de pouvoir Nord-Sud que j’avais incarnés, intériorisés et naturalisés durant toute ma vie.

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Figure 1 : images de l’auteur dans une revue musicale (© Teatro Estable de Maracay, 1995) durant son passage par l’École internationale de théâtre Jacques Lecoq (© Paul FORIGUA CRUZ, 2007) et en tant qu’instructeur de Zumba Fitness à Paris (© Katy FERNÁNDEZ, 2011)

From the Tropics with love : interculturalité, traduction et espionnage

16Durant ma formation artistique, j’ai eu l’opportunité de suivre des cours de danse traditionnelle vénézuélienne avec Oswaldo, un anthropologue spécialisé dans ce domaine. Bien qu’étant un excellent formateur, Oswaldo est également un homme féru de blagues douteuses, parfois sexistes ou homophobes. Une fois, surpris par mon intérêt naissant par les sciences sociales, il me demanda avec un air nonchalant : « Mais… tu n’aimerais pas devenir anthropologue, toi ? » Ayant l’intuition qu’il voulait placer une de ses plaisanteries habituelles, j’ai répondu en faisant une pirouette : « Non, mon cher professeur, je vous laisse cette tâche à vous… moi, je veux devenir antropoloca (anthropo-folle) ! » Oswaldo et mes camarades ont éclaté de rire, et je fus intimement soulagé : une fois de plus, j’avais réussi à devancer un commentaire discriminatoire.

17Toutefois, au-delà de l’humour en tant que stratégie de survie, le terme antropoloca m’intéressait vraiment : dans son ouvrage de 1999, Didier Eribon évoque une « anthropologie de l’homosexualité », tout en basant ses réflexions sur un riche corpus littéraire (Wilde, Proust, Foucault, etc.). Cependant, en ce qui concerne les rapports entre orientations sexuelles et professionnelles, il proposa à l’époque une dichotomie entre métiers « artistiques » et « manuels » (Eribon, 1999, p. 50-57) qui me sembla difficilement applicable aux arts du spectacle : où placer les frontières entre art et artisanat, entre sensibilité subjective et dextérité physique, en rapport à des pratiques spectaculaires pouvant dépasser la problématique corps-esprit ?

18À la différence des connaissances qui considèrent leur talent artistique comme un don inné, inséparable de leur orientation homosexuelle, je me posais des questions sur le milieu artistique : je le percevais plutôt comme une espèce de safe space ouvert à des personnes comme moi, cherchant à harmoniser leurs choix professionnels avec leurs préférences sexuelles. Cela avait été mon cas : en 1990, mon père m’inscrivit à ma demande (j’avais à peine quinze ans) dans une école de théâtre à Maracay, au Venezuela. Au-delà de la découverte des arts du spectacle, cette école m’avait fasciné parce qu’une grande partie des professeurs et élèves étaient ouvertement gay : encore puceau, j’admirais ces hommes faisant la folle bruyamment, se travestissant pour le plaisir et se câlinant en cachette dans les recoins de l’école…

19À partir de 1998, grâce à mon arrivée à Caracas et à ma professionnalisation en tant que danseur, ma socialisation LGBT évolua à grands pas. Déjà initié sexuellement, ce fut l’occasion de me dévergonder progressivement : de dragouiller mes camarades dans les toilettes de l’université, de mettre en scène mes fantasmes par l’intermédiaire de la danse-théâtre, ainsi que de commencer à découvrir les travaux de Judith Butler sur la performativité de genre. Huit ans plus tard, ma rencontre avec l’ethnoscénologie fut décisive pour d’autres raisons, également pertinentes à l’heure de préciser l’approche théorique de mon travail.

20En tant que chercheur, je m’intéresse aux interactions entre les arts du spectacle et les populations LGBT dans le cadre de la société vénézuélienne. Ayant déjà travaillé sur la danse contemporaine et la danse populaire traditionnelle (Forigua Cruz, 2002 ; Forigua Cruz, 2010), mon objet d’étude actuel est le Miss Gay Internacional by Theatron, un concours de beauté LGBT qui a lieu en Colombie depuis 2001. Plus particulièrement, je travaille sur les interactions provoquées par la participation d’artistes transformistes vénézuéliens dans cette compétition. À mon avis, cet événement fonctionne comme un modèle à escale réduite, une « maquette anthropologique » (Pradier, 2000) d’un phénomène plus vaste : la massive émigration vénézuélienne ayant lieu depuis 2015, ainsi que ses multiples conséquences au niveau international5.

21Comme d’habitude dans les recherches en sciences sociales, la précision de la terminologie utilisée reste un défi assez enrichissant : quelles notions seraient les plus adéquates pour parler de ce phénomène en particulier ? Communautés, cultures, diasporas LGBT ? Comment catégoriser ces personnes et ces groupes qui, dans le cadre des sociétés colombo-vénézuéliennes, pratiquent le transformisme avec un objectif spécifique : participer à des compétitions de beauté LGBT, partiellement inspirées par les concours internationaux de miss, globalisés et devenus des objets d’étude durant le XXe siècle ? (Assayag, 1999 ; Hoad, 2004).

22Les personnes que j’ai interviewées durant mes travaux de terrain utilisent souvent l’expression « communauté LGBT ». En connaissant le caractère problématique du terme, soulevé par divers spécialistes en sciences sociales (Gil Hernandez, 2013 ; Bourcier, 2017 ; García Becerra, 2018), en principe je me suis tourné vers des notions évoquées durant le séminaire d’ethnoscénologie, telles que la sous-culture vue comme un lieu de confluence entre résistance et esthétique (Hebdige, 1979) ou la révision du terme « tribu » proposée par Michel Maffesoli en 19886.

23Ces notions me semblaient applicables aux groupes formés par les interviewées durant mes sorties au terrain : des personnes migrantes liées par une appartenance nationale, une orientation sexuelle et des pratiques performatives communes. Toutefois, actuellement j’ai fait le choix d’utiliser la notion foucaldienne de « population », appliquée à partir de ses concepts de biopouvoir et biopolitique (Foucault, 2004 [1977-1978]). En résumé : depuis mon passage des études théâtrales aux sciences sociales, de Paris 8 à l’EHESS, de la banlieue nord à la rive gauche de la ville, l’antropoloca qui sommeille en moi fut obligée de se travestir autrement. J’ai dû échanger mes ballerines pour des lunettes d’intello, afin de devenir un apprenti anthropologue, une espèce d’agent double : une ethno-scèno-folle sous couverture !

Talons, jupons et réflexions : quelques ethno-scèno-folies

24En 2013, pendant l’organisation du VIIe colloque international d’ethnoscénologie, Jean-Marie Pradier m’avait signalé que le travail de l’anthropologue brésilienne Regina Müller pouvait m’intéresser : « Elle faisait partie d’une troupe appelée Dzi Croquetas… et elle travaille sur les drag queens ». Le mercredi 22 mai, dans l’amphithéâtre X de l’université Paris 8, j’attendais avec impatience sa communication. En lisant son titre, A incorporação da personagem na arte da performance (« L’incorporation du personnage dans l’art de la performance »), je ne savais pas exactement à quoi m’attendre.

25Vers 16 h 30 (comme d’habitude, le déroulement de l’événement avait pris un peu de retard), Regina entra en scène costumée en Carmen Miranda, chantant et dansant comme la célèbre star des années 1940. J’étais fou de joie ! Ses blagues grivoises en portugais avaient réussi à me réveiller, après plus de dix communications consistant en la lecture de papers, sans énormément de mouvements ou sans actions physiques visibles. Elles me rappelaient, également, de nombreux sketchs ou chorégraphies réalisés durant ma formation artistique au Venezuela, même dans le cadre des séminaires les plus théoriques. À la fin de sa prestation, je me suis dit : « J’aimerais faire à nouveau des trucs comme ça, ici en France ! » Postérieurement, j’ai su que sa performance faisait partie d’un projet de recherche-création développé dans le cadre des activités du Núcleo de Antropologia, Performance e Drama (NAPEDRA) de la Universidade de São Paulo7.

26Quelques années plus tard, entre 2015 et 2016, j’ai eu l’opportunité de participer dans la création de SKEN@S, base documentaire destinée à « recenser, conserver et partager les archives de l’ethnoscénologie8 ». En cataloguant les thèses référencées dans cette plateforme, j’ai réalisé que certaines étaient conçues à partir d’une approche féministe (Abou Ali, 1991 ; Doyon, 2009), mais que juste une parmi elles faisait référence directe aux imaginaires LGBT pouvant être véhiculés sur scène (Lee, 2005). Du côté du Brésil, j’avais eu connaissance seulement d’un article reliant les homosexualités masculines aux rituels du candomblé à partir d’une perspective ethnoscénologique (Bião, 2009 [1988]). À ce moment, je me suis dit que je pouvais proposer, peut-être, quelque chose d’inédit dans le contexte de l’ethnoscénologie en France9.

27Par ailleurs, après avoir assisté à la performance survoltée de Müller, j’étais tombé amoureux de la manière dont nos collègues ethnoscénologues du Brésil marient l’intersection entre pratique scénique et réflexion théorique : j’avais hâte, le moment venu, de faire de même en m’inspirant de mes objets d’étude. Ainsi, depuis mon inscription à l’EHESS j’ai pu participer à divers événements scientifiques ; mais j’ai particulièrement affectionné trois d’entre eux, où j’ai eu la possibilité de proposer des restitutions performatives-spectaculaires de mes travaux de recherche.

28Le premier eut lieu en juin 2017 : dans le cadre d’une journée d’étude organisée par les étudiantes du master GPS-EHESS, Winer Ramírez et moi avons présenté Las locas del Sur, performance durant laquelle nous nous sommes moqués de l’ethnocentrisme de certains féminismes blancs euro-américains, tout en en profitant pour faire un show transformiste à la sauce latino-américaine10.

29Ensuite, en janvier 2018, Lizandra Ferreira et moi avons coorganisé une séance du séminaire d’anthropologie d’Anne Monjaret, durant laquelle j’ai pu présenter une communication dansée, titrée L’entre-deux. En plus d’interpréter trois danses travesties étudiées durant mon master, pendant cette communication j’ai pu évoquer des expériences plus intimes, telles que les rôles de genre au sein de ma famille ou mon actuel rapport avec le Venezuela, après plus de dix ans d’expérience migratoire11.

30Enfin, en octobre 2019, j’ai servi d’intermédiaire entre l’IIAC, mon laboratoire de rattachement, et la Société française d’ethnoscénologie (SOFETH), durant la réalisation d’une journée d’étude sur les frontières entre genres et appartenances locales, dans le cadre des manifestations scéniques LGBT. À cette occasion, j’ai eu la possibilité de participer en tant que discutant à certaines communications « classiques », mais aussi comme régisseur technique durant les interventions de trois artistes drag invitées, avec des parcours et propositions esthétiques assez divers12.

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Figure 2 : images des performances Las locas del Sur (© Winer RAMIREZ, 2017), L’entre-deux (© Gregory SEXTIUS, 2018) et Eton Mess (© Gregory SEXTIUS, 2019)

To infinity… and beyond ! Quelle spécialisation pour la loca ?

31Passant en revue mes trois décennies d’expérience scénique, et ces dernières années au contact de la recherche, j’arrive à identifier trois moments pivots en rapport avec cet article. Pour commencer, il y a eu mon initiation sexuelle et artistique : depuis les années 1990, ma mère était convaincue que la scène m’avait sauvé d’une existence malheureuse dans le placard… et elle avait tout à fait raison ! Ensuite, à partir de 2007, ma rencontre avec l’ethnoscénologie m’a ouvert les yeux face aux multiples rapports de pouvoir qui agissent dans nos parcours personnels et professionnels. Enfin, mon inscription en 2016 à l’EHESS m’a permis de connaître d’autres lignes de recherche, pas toujours liées aux arts du spectacle (comme les études des genres, l’anthropologie de la mode, du travail ou des migrations), qui m’auraient permis d’affiner encore mon positionnement en tant que chercheur et documentaliste.

32Habitué depuis mon enfance à quelques privilèges (être un homme, clair de peau, premier de la classe, etc.), ainsi qu’à une intersection continuelle de discriminations (xénophobie, homophobie, classisme, catégorisation ethnoraciale, etc.), j’ai pu sublimer ces expériences en jouant, dansant et chantant, mais aussi en réfléchissant et écrivant, comme la loca décrite par La Fountain-Stokes dans l’épigraphe de cet article. J’ai commencé cette introspection biographique en le citant, lui et Le Talec, deux folles que j’admire autant par leurs travaux théoriques que par leurs performances transformistes13.

33J’aimerais également citer deux autres références, des féministes lesbiennes et latines cette fois, qui influencent également mon travail de recherche : Gloria Anzaldúa et ses réflexions sur les frontières inscrites dans les corps (Anzaldúa, 2016 [1987]), ainsi que Marcia Ochoa qui, avec sa proposition des ethnographies queers diasporiques (Ochoa, 2014, p. 14) m’inspire énormément depuis les débuts de mon projet de thèse doctorale. D’après la perspective théorique d’Ochoa, je suis un sujet queer diasporique enquêtant sur d’autres sujets queers diasporiques. Malgré des trajectoires personnelles dissemblables, ces personnes et moi partageons des appartenances communautaires, des stratégies de survie et des savoir-faire performatifs. Ainsi, toutes ces années passées à aimer les garçons, à lire des bouquins et à me traveloter m’auront servi (entre autres choses) à mieux comprendre les expériences subjectives des personnes que j’ai interviewées durant la réalisation de ma thèse.

34Enfin, je voudrais conclure avec une dernière touche d’autodérision : arrivé en Europe avec des prétentions d’antropoloca latino-américaine, mon expérience migratoire récente m’a transformée en une etho-scéno-folle « à la française ». Mais si je devais choisir une spécialisation quelconque au sein de cette perspective disciplinaire, je resterais sans doute attaché à mes origines colombo-vénézuéliennes. C’est pour cela que, utilisant les termes vernaculaires propres à mon aire culturelle, je me proclame solennellement une etno-esceno-loca spécialisée en maricología showcera14 : une folle indiscrète, aimante des commérages, toujours intéressée par la manière que nous avons nous autres, las maricas latinas, de performer le show de nos désirs, de nos peines et de nos vies.

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S.n., Genres, Performances et Frontières, consultable sur : https://www.sofeth.com/2019/09/genres-performances-et-frontieres.html [Consulté le : 6 janvier 2021].

S.n., Lola von Miramar, consultable ici : https://hemisphericinstitute.org/es/enc14-trasnocheo/item/2455-enc14-trasnocheo-miramar-preludio.html. [Consulté le : 29 mars 2021].

S.n., Regina Polo Müller, consultable ici : http://usp.br/napedra/?page_id=80 [Consulté le : 6 janvier 2021].

S.n., SKEN@S : fonds documentaire en ethnoscénologie, consultable ici : http://skenos.mshparisnord.fr/ [Consulté le : 6 janvier 2021].

SONTAG Susan, « Notes on camp », dans Against interpretation, New York, Delta books, 1966 [1964].

Notes

1  Dans la version en espagnol : « ¿Quién es la loca? ¿Qué es lo que sabe? ¿Cómo sabe? ¿De qué loca estamos hablando? La loca que se desplaza, la que baila en la discoteca, la que canta, la que gana su vida divirtiendo al público. La que teoriza y da charlas académicas en congresos internacionales, la que enseña a nivel universitario, la que escribe y publica novelas y toma sus medicinas del sida. » (Traduit par mes soins, tout comme les autres citations en espagnol, portugais ou anglais présentes dans l’article.)

2  Le Talec Jean-Yves, Folles de France : repenser l’homosexualité masculine, Paris, La Découverte, 2008.

3  La Fountain-Stokes Lawrence, « Epistemología de la loca: localizando a la transloca en la transdiáspora », dans Diego Falconí et alii (dir.), Resentir lo queer en América Latina: diálogos desde/con el Sur, Barcelona, Egales, 2014, p. 133-147.

4  « Terme ayant une connotation péjorative utilisé pour désigner les personnes homosexuelles et trans dans certains pays hispanophones. Il a été approprié par certains groupes afin de l’investir d’une connotation plus revendicative. » Reyes José ; Gugolati Maica (21 janvier 2020) Porous borders : José Reyes on the fluid mosaic, allegralaboratory.net. Consultable ici. [Consulté le : 29 mars 2021].

5 Forigua Cruz Paul, Entre genres et nations : la participation vénézuélienne dans le Miss Gay Internacional by Theatron (Bogota, Colombie, 2015-2020), Paris, EHESS, en cours de rédaction. Thèse en anthropologie dirigée par Anne Monjaret.

6  En plus de diriger les thèses de collègues ethnoscénologues comme Jérôme Dubois ou le regretté Armindo Bião (1950-2013), Michel Maffesoli dirigea également la thèse en sociologie de Marcelo Carmo Rodrigues, analysant le concours de beauté « Miss Gay Brésil » à partir de la notion de « tribu gay » (voir bibliographie).

7  Regina Polo Müller, consultable ici. [Consulté le : 6 janvier 2021].

8  SKEN@S : fonds documentaire en ethnoscénologie, consultable http://skenos.mshparisnord.fr/ici. [Consulté le : 6 janvier 2021].

9  Actuellement, je ne suis pas le seul à explorer cette thématique parmi les ethnoscénologues travaillant en France : dernièrement j’ai eu l’occasion de discuter avec d’autres collègues, également intéressés dans les liens entre performativité et cultures queer. C’est notamment le cas de Jade Cervetti-Jauffret, en thèse à l’université d’Artois sous la direction de Nathalie Gauthard. Voir : Centre de recherche Textes et Cultures / Les doctorants, consultable ici. [Consulté le : 7 janvier 2021].

10  Chausser les lunettes du genre, consultable ici. [Consulté le : 6 janvier 2021].

11  Anthropologie expérimentée : critiques, créations, engagements, consultable ici. [Consulté le : 6 janvier 2021].

12  Genres, Performances et Frontières, consultable ici. [Consulté le : 6 janvier 2021]. Les performances présentées furent Eton Mess (avec Mr. Goldenballs / Helena Fallstrom), Dr. Tizo Mess : trajectoire d’une masculinité mestiza (avec Salvador Sinapellido / Carolina Maldonado) et Super Marica al rescate ! (avec la Guaricha de los Andes / Winer Ramírez).

13  Le nom de scène de La Fountain-Stokes est Lola von Miramar. Voir : Lola von Miramar, consultable ici. [Consulté le : 28 mars 2021]. Le Talec, quant à lui, est membre fondateur du mouvement des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence en France, étant également connue comme sœur Rita du Calvaire. Voir : Darnault, Maïté (18 juin 2019). Interview : « On garde notre raison d’être des folles radicales », liberation.fr. Consultable ici. [Consulté le : 29 mars 2021].

14 En Amérique latine, le terme showcera est utilisé par designer une « personne extravertie qui essaye toujours, avec ou sans succès, de devenir le centre d’attention ». Voir : Showsera, consultable ici. [Consulté le : 29 mars 2021]. Dans l’original en espagnol : « 1. Showsera : Persona(s) extrovertida(s) que trata(n) siempre, con o sin éxito de ser el centro de atención ». D’usage courant au Venezuela, l’expression marica showcera est doublement péjorative, combinant l’insulte homophobe avec le caractère dramatique et/ou conflictuel, régulièrement attribué aux personnes LGBT.

Pour citer cet article

Paul Forigua Cruz, « Une ethno-scèno-folle en Europe », L'ethnographie, 5-6 | 2021, mis en ligne le 20 juillet 2021, consulté le 18 mai 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=933

Paul Forigua Cruz

Documentaliste et doctorant en anthropologie (EHESS-IIAC), il a réalisé des études de licence à l’IUDANZA (Venezuela), un master en études théâtrales à l’université Paris 3, une formation en documentation à l’Institut catholique de Paris, ainsi qu’une initiation à l’ethnoscénologie à l’université Paris 8. En tant que chercheur, il s’intéresse aux imaginaires des populations LGBT, présents dans des formes performatives propres aux sociétés colombo-vénézuéliennes.