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L'Ethnographie

Faire la musique à vélo

Une ethnographie des processus de création musicale au cirque

Making music by bicycle: An ethnographical study of the creative processes of music in the circus

Marc-Antoine Boutin

Juin 2021

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.797

Résumés

Comment saisir et analyser des musiques conçues pour être jouées à vélo ? À travers une enquête ethnographique des « résidences de création » du spectacle (V)îvre du collectif de cirque Circa Tsuïca, cet article interroge la manière dont les circassien-ne-s et musicien-ne-s mettent progressivement en place la musique d’une scène de vélo acrobatique et montre comment l’organisation des répétitions musicales est régie par des logiques pratiques intimement liées au corps et à la performance.

How to grasp and analyze music designed to be played while riding a bike? Through an ethnographical study of the “creative residencies” of the show (V)îvre from the circus collective Circa Tsuïca, this article questions the way in which acrobat-musicians gradually set up the music for an artistic bicycle scene and shows how the organization of musical rehearsals is governed by practical logics intimately linked to the body and performance.

Texte intégral

La musique et le cirque

Ou comme on dit entre nous « le mu-cirque »

Notre volonté est bien de faire les deux en même temps1

111 septembre 2020. Première représentation du spectacle (V)îvre du collectif de cirque Circa Tsuïca lors de la 16e édition de Village de Cirque à la Pelouse de Reuilly, à Paris. À un moment du spectacle, deux artistes se balancent sur une grosse caisse (l’instrument à percussion) suspendue à trois mètres du sol et l’utilisent à la fois comme instrument de musique et agrès aérien. Pendant ce temps, neuf autres artistes se partagent quatre vélos (certain-e-s pédalent, d’autres sont assis-se-s ou debout sur le guidon ou le porte-bagage) et circulent les uns derrière les autres à égale distance autour de la piste tout en jouant d’un instrument de musique (trompette, trombone, tuba, saxophone sopranino, clarinette, flûte, soubassophone, caisse claire et cymbales) sous les oreilles et les yeux attentifs des spectateur-trice-s assis-e-s dans les gradins du chapiteau.

2Devant une telle performance pluridisciplinaire où musique et cirque sont intimement liés, plusieurs interrogations surgissent : comment se compose et se joue une telle musique ? Qui participe au processus de création musicale et quelles considérations sont prises dans l’organisation de leur travail ? Qu’est-ce que cela exige de faire de la musique et du cirque « en même temps » ? Enfin, quelles méthodes permettent de saisir des musiques prenant forme dans l’action, l’oralité et les mouvements des corps circassiens ?

3Si les musiques du cirque contemporain ont à ce jour surtout été étudiées à partir de sources documentaires (partitions, programmes de spectacle, images, vidéos) ou encore du point de vue de la réception de spectacle2, les manières dont les musiques se créent in situ, dans les conditions de création du spectacle3, et les logiques qui les animent restent peu interrogées. Je présente ici des résultats préliminaires issus d’une recherche doctorale en cours de réalisation et dans laquelle j’adopte une approche sociomusicologique des processus de création musicale4 en vue, notamment, de saisir et analyser les formes de collaboration entre une pluralité d’acteur-trice-s (compositeurs, circassien-ne-s, musicien-ne-s, concepteur sonore, techniciens de son, metteur en piste). En faisant l’hypothèse que la création musicale au cirque procède de considérations et d’usages pratiques intimement liés aux corps et aux agrès de cirque, j’ai mené en 2019-2020 une enquête ethnographique de la création du spectacle (V)îvre du collectif de cirque Circa Tsuïca.

Le terrain

Pour quelle raison, depuis le 10 octobre, un chapiteau de cirque s’est-il dressé sur la pelouse de l’église Saint-Denis alors qu’aucun spectacle n’a lieu ? Une compagnie s’est installée en résidence pendant six semaines à Brionne.5

Fig. 1

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Une petite partie du campement, dont le barnum (à gauche) et le chapiteau (à droite). Pelouse de l’église Saint-Denis, Brionne (France), 15 octobre 2019

© Marc-Antoine Boutin

4En France, les arts du cirque disposent d’un « réseau labellisé » structuré en « pôles nationaux de cirque » et la « résidence » y constitue « l’une des principales modalités de mise en œuvre de la première mission confiée à ces structures labellisées : le soutien à la création et à la production artistique6 ». Le dispositif de la résidence de création s’insère ainsi dans le cadre de politiques culturelles publiques et est mené avec la collaboration de diffuseurs et des membres des communautés dans lesquelles il s’implante.

5J’ai privilégié la résidence comme terrain d’enquête, car c’est essentiellement dans ces conditions que les contours du spectacle et des musiques se mettent progressivement en place et se négocient. Si les « premières » représentations constituent une des bornes de ce terrain, venant clore les résidences tel un rite de passage, elles ne sauraient être considérées comme l’achèvement du processus de création (comme si la musique devenait alors immuable et hors du temps). À ce titre, l’évolution de la musique au fur et à mesure de la tournée ferait l’objet d’un cas d’étude intéressant.

6(V)îvre s’est créé en sept résidences entre le 6 mars 2019 et le 6 septembre 2020, soit, sur près de cent-vingt jours en l’espace d’un an et demi (initialement, la création était prévue sur six résidences en l’espace d’un an, mais les mesures de confinement prises en raison de la pandémie sont venues bousculer l’échéancier). Grâce à l’ouverture et l’accueil de Circa Tsuïca (sans quoi cette enquête n’aurait pas été possible), j’ai pu investir l’espace-temps des résidences sur plus de quatre-vingt-dix jours7 :

  • Résidence à la Maison de la culture de Bourges (6-19 mars 2019)

  • Résidence à la Cité du Cirque Marcel Marceau au Mans (3-26 avril 2019)

  • Résidence à Brionne, en partenariat avec le Cirque Théâtre d’Elbeuf, pôle national cirque de Normandie (13-18 et 22-27 oct., 2-12 et 15-17 nov. 2019)

  • Résidence à l’Espace Jean Vautrin, en partenariat avec le CREAC, à Bègles (18-28 janvier 2020)

  • Résidence à CIRCa, pôle national cirque, à Auch (9-18 et 23-27 février 2020)

  • Résidence à L’Hectare, scène conventionnée, à Vendôme et « Premières » (19 au 31 mars et 2, 3 et 5 avril 2020) – Annulée en raison de la pandémie.

  • Résidence à Saint-Agil (17-29 juillet 2020)

  • Résidence à Saint-Agil du 19 au 31 août (avant-premières les 4, 5 et 6 septembre) et « Premières » à Paris les 11, 12 et 13 septembre 2020.

7Pour moi, cela a consisté à vivre en caravane parmi eux, à observer les périodes de travail (de façon non-participante), allant des discussions autour d’une table aux expérimentations et répétitions du cirque et de la musique sous le chapiteau. J’ai également pu prendre part aux moments qui ne faisaient pas « officiellement » partis (selon l’horaire établi par le groupe) de l’activité de création du spectacle tels que les repas, tâches ménagères, moments ludiques et parfois même au montage et démontage du chapiteau. Ces moments du quotidien n’en demeuraient pas moins riches, car la construction du spectacle s’y poursuivait à travers des discussions. La « réalité professionnelle [et le] cadre familier de travail8 » de la résidence circassienne appellent ainsi à être interrogés sous ses multiples facettes, notamment « en fonction de la spécificité des lieux [et] des espaces sociaux à la fois physiques et symboliques9 ».

8Cumulé avec d’autres méthodes comme l’entretien semi-directif et l’analyse de diverses sources (documents institutionnels, presse, littérature scientifique), l’enquête s’est réalisée à travers l’observation et la prise quotidienne de notes. L’ethnographie apparait particulièrement bien adaptée à l’analyse des processus de création d’un spectacle « en train de se faire10 », car elle donne accès et rend « visible11 » les musiques prenant forme dans l’action, l’oralité et les non-dits, les corps et les gestes12.

Circa Tsuïca : des acrobates-musicien-ne-s

9Si les artistes13, les publics14 et les chercheur-se-s15 sont nombreux-se-s à souligner l’importance de la place de la musique et du sonore dans les performances circassiennes, il importe de préciser la nature de cette place, car elle peut varier d’une compagnie à l’autre, d’un spectacle à l’autre et même à l’intérieur d’un spectacle.

10Les formes que peut prendre la musique peuvent en effet être diverses, allant de l’instrumentation, des supports (sous forme d’enregistrement ou de partition) et modes de diffusion (par système de sonorisation ou jouée par des instrumentistes) en passant par son originalité (musiques préexistantes, arrangées ou composées pour le spectacle), les lieux où elle est diffusée (en salle, sous chapiteau ou en espace public) et ses fonctions dans le spectacle (par rapport aux gestes, à la scénographie et la dramaturgie). Les processus de création musicale sont aussi tributaires des formes d’organisation du travail, notamment des diverses catégories d’acteurs impliqués, de la répartition de l’autorité et des compétences musicales16. Face à la variabilité des réalisations musicales17, quelle est la place de la musique dans (V)îvre ?

11D’abord, Circa Tsuïca « est la fanfare-cirque du Cheptel Aleïkoum, comme un collectif dans le collectif18 ». En tant que « fanfare-cirque », les onze artistes font de la musique et du cirque dans le spectacle (à différents degrés de complexité selon leurs spécialités). Plus encore, les membres de Circa Tsuïca disent faire du « mu-cirque », une conception assez singulière de la musique et du cirque :

Marc-Antoine Boutin : De manière toute simple, ce serait quoi le « mu-cirque » pour toi ?

Guillaume Dutrieux19 : Ce serait une scène où la musique n’a de sens qu’avec le cirque et inversement. […] Sur le spectacle précédent [Maintenant ou Jamais] il y avait ce qu’on appelait « les tortures », on se faisait marcher sur le ventre, chacun jouait une note et ça faisait comme une sorte d’orgue humain20. On jouait avec ça. Donc là il y a à la fois, entre guillemets, une « performance cirque » – c’est-à-dire que les corps sont torturés – et de cette torture sort de la musique. Donc, la musique en soi… Ça a peu de sens de jouer cette musique toute seule et ça a peu de sens de faire ce cirque tout seul. […] Il y avait une performance circassienne et musicale en même temps et… Voilà. C’est typiquement un morceau qu’on ne rejouera jamais dans un autre contexte que cette scène-là. Aucun intérêt21.

12Si Circa Tsuïca ne fait pas que du « mu-cirque » dans leur spectacle (certaines scènes demeurent plus « classiques » (Guillaume Dutrieux) au sens où la musique et le cirque ne sont pas faits par les mêmes personnes en même temps), c’est néanmoins une « singularité de cette fanfare-acrobatique et de ses spectacles : l’agrès devient un instrument et l’instrument peut devenir un agrès22 ».

13Bien que singulière, cette conception « mu-circassienne » (considérer la musique et le cirque comme indissociables) trouve des échos ailleurs, comme dans les propos (plus tranchés) de Nancy Tobin, conceptrice sonore pour le théâtre : « Ce serait une erreur de [...] donner l'occasion d'écouter cette matière [sonore], puisqu'elle n'existe pas en tant qu'elle-même, dépourvue du contexte pour lequel elle a été créée. Elle n'a ni sens ni intérêt, en dehors du spectacle vivant pour lequel elle a été composée23 ».

14L’interdépendance entre musique et performance circassienne, du point de vue des artistes, fait en sorte qu’il est difficile, voire impossible de faire abstraction du contexte de performance dans l’analyse des processus de création musicale de (V)îvre. Selon la place particulière accordée à la musique, comment est-elle créée ? Comment les artistes organisent-il-elle-s les temps collectifs de travail ?

L’organisation des temps collectifs de travail

15Le travail de composition et d’interprétation musicale par les onze artistes est rythmé de manière particulière. Le fait que tous les artistes de Circa Tsuïca soient à la fois musiciens et circassiens exige qu’il-elle-s soient présent-e-s à toutes les séances de travail – ou presque, car l’écriture musicale, notamment, reste réalisée de manière plus solitaire par chacun des deux compositeurs. Comme le processus de création « implique l’idée d’une progression, d’une dynamique, éventuellement d’étapes successives et enchevêtrées, bref, d’une durée propre24 », on peut s’interroger sur l’organisation des étapes de travail.

16Lors des premières résidences (à Bourges, au Mans et à Brionne essentiellement), un temps considérable est consacré aux expérimentations, à l’improvisation et aux tempêtes d’idées (notamment sous forme de mosaïque de petits papiers de couleurs25). Ces étapes permettent de faire émerger les thématiques et le matériau qui seront éventuellement testés et remodelés. Ces premières étapes, en comparaison à d’autres mondes artistiques comme le théâtre et la musique de concert, sont nécessaires, car la création d’un spectacle de cirque ne s’appuie généralement pas sur une « trame écrite au préalable » (comme le serait une pièce de théâtre qu’il s’agit de mettre en scène), mais « [s’appuie] principalement sur l’expérience pratique des artistes26 ».

17Alors qu’il est en entrevue avec des journalistes venu-e-s couvrir la résidence à Brionne, Guillaume Dutrieux est questionné sur l’organisation typique d’une journée de travail :

Guillaume Dutrieux : Là, depuis le début de la semaine de 9 à 10 [heure] on est en préparation physique. Chaque fois il y a des trucs différents. C’est plutôt les circassiens qui mènent le jeu. Là cette semaine on fait des matinées musicales, c’est-à-dire que de 10 à 13 [heure] on fait de la musique, j’apporte des nouveaux morceaux, on les travaille, etc. De 13 à 14 [heure] on mange. De 14 à 14h30 c’est la « mise à jour », alors ce sont des points du jour : « [i]l faut qu’on parle de ça, qu’on parle de ce sujet, qu’on prévoit des réunions ». Et ensuite de 14h30 à 18 heure on travaille avec Christian Lucas [regard extérieur] sur le jeu et on finit par 1h30 ou une heure de réunion. Et ensuite on mange. On en profite pour parler et prévoir ce qu’on fait le lendemain. Parfois on regarde un film tous ensemble. Voilà, ce sont des choses... C’est très important pour nous de nous nourrir ensemble27.

18Ainsi, lors des premières semaines, la musique, le cirque et le jeu dramatique sont travaillés séparément. Guillaume Dutrieux et Rémi Sciuto28, en charge de l’écriture musicale, apportent des partitions de morceaux qu’ils ont écrits chacun de leur côté, puis le groupe les déchiffrent ensemble, disposé en cercle au centre de la piste. Si tous savent lire les notations musicales, certains ont moins de facilité que d’autres. Les rôles que chacun-e joue dans le spectacle dépend de leur compétences musicales et circassiennes. Ainsi, certain-e-s reçoivent des partitions plus simples, tandis que d’autres jouent des rôles également plus simples dans les figures collectives à vélo. Lors du spectacle, on assiste, par exemple, à des colonnes à trois et ce sont les plus expérimentées en voltige qui sont au sommet29.

Fig. 2

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Exemple de colonne à trois (sans la personne à gauche sur le guidon)

© Lothar Nitz, Die hohe Schule des Rades, Berlin, [édition inconnue], 1907, p. 216. Je remercie Anja Eberhart pour l’accès à ce document.

19La lecture d’un morceau, et son apprentissage de manière générale, peut prendre beaucoup de temps (en comparaison, par exemple, à des musicien-ne-s de studio ou d’orchestre qui n’ont que quelques jours de répétition avant un enregistrement ou un concert). Le perfectionnement de l’interprétation musicale dépasse le cadre de la résidence et se poursuit pendant la tournée.

20Après la première représentation du spectacle, le 11 septembre 2020, les artistes invitent le public à l’extérieur du chapiteau, près du bar, et jouent un morceau énergique issu du précédent spectacle afin de créer une transition vers l’après-spectacle. Je note une différence entre la qualité de l’interprétation de ce morceau et ceux de (V)îvre (davantage de musicalité, de synchronicité et de nuances). Le lendemain, en entretien avec Guillaume Dutrieux, je lui fais part de cette différence que j’ai perçue et lui demande son avis à ce sujet :

Guillaume Dutrieux : Ah ben là c’est qu’on l’a joué [le morceau issu du précédent spectacle]. On l’a joué plus de deux-cents fois ce morceau […] en spectacle. Plus en concert, je ne sais pas, il a été joué plus de cinq-cents fois quoi. Et là [avec la musique de (V)îvre] c’est encore loin d’être le cas. On est loin des cinq-cents fois là. Je pense que c’est vraiment ça la différence. […] Ce qui les a beaucoup transformés c’est de les jouer, jouer, jouer et jouer. C’est vrai que c’est… ça les a rodés quoi. Ça les a huilés, ça c’est clair. Ça compte. Mais tu auras beau roder un spectacle, je pense que sur le propos et la pertinence ça ne changera rien. Ça c’est un truc d’écriture. Ça ne se rode pas l’écriture. Enfin, je n’ai pas l’impression.

21Toutefois, loin d’être freiné à l’idée de faire participer tous les artistes à la création musicale malgré les capacités plus limitées de certain-e-s en termes de vitesse d’apprentissage, c’est une philosophie que les artistes mettent en pratique, soulevée ici avec une pointe d’humour : « [l]a musique n’a pas le monopole des musiciens, et Circa Tsuïca le prouve depuis des années. Avec trois notes et 6 mois de pratique, il est possible de créer du sensible, jouer et toucher son prochain30 ».

22Les premières étapes de travail de la musique permettent d’entendre et imaginer leur potentiel à accompagner ou être une scène de cirque sans toutefois savoir si elles le seront précisément. Puis, les musiques et chorégraphies doivent être jumelées et travaillées ensemble en vue des filages, des « sorties de résidence31 » et ultimement des premières représentations. Qu’est-ce qui permet aux acrobate-musicien-ne-s de faire les deux en même temps ?

Faire la musique à vélo

23Observer les répétitions musicales permet d’éclairer ce qu’exige de « faire » la musique à vélo. En effet, à mesure d’observer les musiciens répéter les mêmes morceaux en boucle, parfois sans interruption pendant des dizaines de minutes, j’ai compris que cette manière de répéter n’a pas pour seule fonction de parvenir à déchiffrer et jouer ensemble la musique, mais qu’il se trame aussi un processus d’incorporation de la musique.

24Après plusieurs répétitions du même morceau (échelonné sur plusieurs jours), les musicien-ne-s se mettent à mémoriser la musique et à intérioriser les gestes « à tel point qu’ils n’ont plus besoin de faire l’objet d’une réflexion32 ». Ils « sortent » alors de la partition et se mettent à marcher dans l’espace de la piste. Mettre la musique « en place » ne signifie alors pas seulement savoir jouer les bons rythmes et les bonnes notes ou encore savoir jouer ensemble avec les bonnes intonations et nuances. Cela signifie également de s’approprier la musique pour se libérer de l’immobilité. Au sens littéral du terme, cela consiste à détacher ses yeux de la lecture contraignante, car fixe, de la partition posée sur un pupitre33, jusqu’à bouger tout son corps en se déplaçant. Dans un sens plus figuré (puisque cela se déroule au niveau cognitif), avoir la musique « dans les doigts » permet de mobiliser son esprit ailleurs et se concentrer sur autre chose dans un même temps : faire du vélo acrobatique et garder contact avec le public.

25En autres mots, tant et aussi bien les membres de Circa Tsuïca répéteraient-ils la musique comme, par exemple, des musicicien-ne-s jazz (qui resteraient sur place) jusqu’à la jouer « convenablement » (selon les critères d’appréciation en vigueur dans le monde du jazz34), cette manière de travailler n’aurait, jusqu’à un certain point, pas de sens pour les acrobates-musicien-ne-s, se révélant vite inadaptée dès lors qu’il leur faudrait monter et jouer sur un vélo.

26Même si la plupart des musicien-ne-s savent faire du vélo et même si nombre d’entre eux et elles peuvent s’imaginer faire les deux en même temps, le faire réellement ne s’accomplit pas en un claquement de doigts. Cela requiert, et s’acquiert, par un « apprentissage par corps35 ». On peut faire un parallèle avec l’entrainement des boxeur-se-s, lequel peut être vu comme un processus visant une « compréhension du corps » :

La simplicité de façade des gestes du boxeur est on ne peut plus trompeuse : loin d’être « naturels » et évidents, les coups de base (jab, crochet, direct, uppercut) sont difficiles à exécuter correctement et supposent une « rééducation physique » complète, un véritable remodelage de sa coordination gymnique, et même une conversion psychique. Une chose est de les visualiser et, plus encore, de les enchaîner dans le feu de l’action. […] La maîtrise théorique n’est que de peu d’utilité tant que le geste n’a pas été inscrit dans le schéma corporel ; et ce n’est qu’une fois le coup assimilé dans et par l’exercice physique répété ad nauseam qu’il devient à son tour complètement clair à l’intellect. Il y a en fait une compréhension du corps qui dépasse – et précède – la pleine compréhension visuelle et mentale36

27Se libérer de l’immobilité participe de cet apprentissage et compréhension « par corps » et permet de jouer dans les conditions acrobatiques. À travers ce processus d’incorporation de la musique, on comprend mieux les propos de Guillaume Dutrieux lorsqu’il dit que « jouer, jouer, jouer et jouer » les musiques du spectacle au fur et à mesure des représentations fait en sorte de les « roder » et les « huiler ».

28Ainsi faut-il savoir jouer la musique, faire du vélo acrobatique et, surtout, faire les deux en même temps. Le défi est-il double ? Ou est-il simplement différent de celui qu’exige la création d’un concert de musique jazz (pour conserver l’exemple précédemment donné) ? Peut-on, en effet, juger une musique de cirque de la même manière qu’une musique de jazz, c’est-à-dire des musiques destinées à être jouées dans des conditions passablement différentes ?

29On pourrait répondre qu’il semble effectivement difficile de juger ces pratiques musicales de la même manière et qu’il faudrait, pour comprendre l’expérience des acrobates-musicien-ne-s, les juger selon leurs critères propres37 : le jazz selon une « oreille jazz » et le « mu-cirque » selon une oreille, des yeux, voire tout un corps de « mu-cirque ». Or, même si tou-te-s les membres de Circa Tsuïca avaient la même « oreille », cela ne garantirait pas qu’il-elle-s soient d’accords sur chaque décision musicale, car leur point de vue varie selon leurs propres expériences. Par exemple, Guillaume Dutrieux et Rémi Sciuto, ont pu acquérir une « oreille jazz » au cours de leur formation et leurs expériences professionnelles. Toutefois, et même en ayant acquis une « oreille circassienne », leur « oreille jazz » ne s’efface pas pour autant lorsqu’ils travaillent au cirque. Pour filer la métaphore plus loin, on pourrait dire qu’ils se retrouvent avec différentes « oreilles musicales », lesquelles ne sont pas toujours conciliables. En tant que compositeurs, ils auront à choisir parmi différentes possibilités musicales et seront parfois tiraillés entre certaines qu’ils jugent être meilleures selon leur expérience de musicien professionnel de jazz et d’autres qu’ils pensent seraient malgré tout mieux adaptées à la pratique du cirque. Ils sont aussi amenés à devoir négocier certaines idées avec les autres artistes qui sont susceptibles de ne pas avoir la même « oreille » qu’eux38.

30On peut néanmoins s’accorder pour dire que maîtriser des formes d’improvisations en jazz et maîtriser une partition musicale en exécutant des chorégraphies de vélo « met en œuvre des aptitudes fondamentalement différentes39 ».

*********

31L’ethnographie des processus de création musicale d’une scène de vélo chez Circa Tsuïca permet d’accéder à la musique « en train de se faire ». En s’interrogeant sur la nature du travail permettant aux acrobates-musicien-ne-s de se libérer de l’immobilité pour faire du « mu-cirque », on saisit mieux le processus de création et d’apprentissage par corps qui est à l’œuvre, révélant des logiques de création intimement liées aux corps et aux agrès. Dans le spectacle (V)îvre, interpréter la musique s’inscrit non pas seulement dans la performance circassienne (en tant qu’« accompagnatrice »), mais également comme performance circassienne. Si la création musicale d’une scène de vélo acrobatique est un cas particulier, il serait intéressant d’examiner dans quelle mesure ces manières de faire s’appliquent à d’autres situations, tant au cirque que dans d’autres mondes artistiques et sportifs.

Notes

1 Dossier de production du spectacle (V)îvre, « Dossier de production_(V)îvre_Circa Tsuica.pdf », p. 7. En ligne, consulté le 14 avril 2021 : http://cheptelaleikoum.com/index.php/spectacles/spectacles-en-creation/vivre.

2 Par exemple, à travers une analyse des fonctions de la musique du point de vue de la réception des spectacles, Kim Baston montre bien comment « ce que l'oreille entend peut influencer la façon dont l'œil voit et lit le spectacle de cirque », dans Kim Baston, « Circus Music: the eye of the ear », Popular Entertainment Studies, vol.1, no.2, 2010, p. 6-25.

3 BEAUD Stéphane et WEBER Florence, Guide de l’enquête de terrain : produire et analyser des données ethnographiques, Paris, La Découverte, 2003 [1997].

4 Par exemple, KIRCHBERG Irina, Pour une approche sociomusicologique des processus de création musicale. « Faire la musique » en natation synchronisée, thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne, 2014. KIRCHBERG Irina et ROBERT Alexandre, Faire l’art. Analyser les processus de création artistique, Paris, L’Harmattan, 2014 ; RAVET Hyacinthe, L’orchestre au travail. Interactions, négociations, coopérations, Paris, Vrin, 2015 ; ROBERT Alexandre, « Composer au pluriel. Enseignants, pairs et interprète dans un processus de création musicale », Ethnologie française, vol.51, n°1, 2021, p. 149-160.

5 PRÉVOST Caroline, « Brionne. Le cirque en immersion dans la ville », L’Éveil normand, 23 octobre 2019, p. 23.

6 CHEVREFILS-DESBIOLLES Annie et al., « La résidence d’artiste. Un outil inventif au service des politiques publiques », Rapport SIE 2019 016, tome 1, Service de l’inspection de la création artistique, Ministère de la culture, France, mai 2019, p. 59.

7 Je n’ai pas assisté aux deux premières résidences, car je ne connaissais pas encore l’existence de cette création. La résidence à L’Hectare a été annulée en raison de la pandémie. Je n’ai pas pu, pour les mêmes raisons, assister à la première résidence à Saint-Agil. Heureusement, j’ai pu retourner en France pour la dernière résidence.

8 CHEVREFILS-DESBIOLLES Annie et al., op. cit., p. 241.

9 BISENIUS-PENIN Carole, « Introduction », dans Carole Bisenius-Penin (dir.), « Entre création et médiation. Les résidences d’écrivains et d’artistes », Revue Culture & Musées, no.31, 2018, p. 13.

10 RAVET Hyacinthe, op. cit.

11 BUSCATTO Marie, « L'art et la manière : ethnographies du travail artistique », Ethnologie française, vol.38, no.1, 2008, p. 5-13.

12 Mon regard d’enquêteur se trouve également enrichit d’expériences avec le cirque en tant que musicien sur le spectacle Babel_Remix et les Minutes au festival Montréal complètement cirque (2014), circassien amateur (jonglerie, unicycle) et membre d’un regroupement professionnel (En piste, regroupement national des arts du cirque (Canada)).

13 Par exemple, DE LAVENÈRE Vincent, « Vincent de Lavenère, jonglage », Entretien réalisé par Anne Quentin pour le Centre national des arts du cirque, 12 décembre 2015. En ligne, consulté le 21 juin 2020 : http://expositions.bnf.fr/cnac/grand/cir_1050.htm.

14 Lorsqu’interrogés sur leurs motivations à assister à un spectacle de cirque, les publics de la Tohu (un des plus importants diffuseurs de cirque en Amérique du Nord) sont nombreux à mentionner la musique, dans COURCHESNE André et RAVANAS Philippe, « How to Engage Audiences With Increasingly Eclectic Tastes. The Experience of TOHU, a Montreal Circus Arts Presenter », International Journal of Arts Management, vol. 18, no. 1, 2015, p. 82.

15 Quelques colloques et journées d’étude ont été dédiées entièrement aux musiques de cirque. En plus de ceux organisées par Stephan Etcharry (2018), Philippe Goudard et Yvan Nommick (2013 et 2014), on peut mentionner le plus récent colloque international « Quelles musiques pour la piste ? Musique au cirque du XVIIIe siècle à nos jours » (Marc-Antoine Boutin, Bertrand Porot, Karine Saroh et Cyril Thomas (dir.), Centre national des arts du cirque, Châlons-en-Champagne (France), 19-20 février 2020 (actes à paraître).

16 Si chaque musique de spectacle est unique, ces « variables » (supports, modes de diffusion, originalité, lieux, catégories de participant, répartition de l’autorité et compétences) constituent un cadre d’analyse rendant possible une réflexion plus générale. Je reprends le terme de « variable » de BECKER Howard S., What about Mozart? What about Murder? Reasoning from Cases, Chicago, The University of Chicago Press, 2014.

17 MENGER Pierre-Michel, « Y a-t-il une sociologie possible de l'œuvre musicale ? Adorno et au-delà », L'Année sociologique, vol.60, no.2, 2010, p. 357.

18 « Circa Tsuïca », site internet du Cheptel Aleïkoum. En ligne consulté le 11 avril 2021 : http://cheptelaleikoum.com/index.php/spectacles/circa-tsuica.

19 Guillaume Dutrieux est compositeur et interprète du spectacle (V)îvre. Il est diplômé du Conservatoire national supérieur de Paris en trompette jazz. Il a joué dans différents groupes de jazz, funk, salsa, reggae et de chanson, de même qu’au sein de troupes de théâtre tels que Le soleil Bleu et Le Phénix. Il a « écrit, arrangé, interprété, et enregistré de la musique pour les compagnies de cirque contemporain O Ultimo Momento, Cie Cabas, Cie Aïtal, Les Colporteurs et Circa Tsuïca », voir le site en ligne, consulté le 4 mai 2021). Il est un membre « actif » du collectif Cheptel Aleïkoum.

20 On peut visionner cette scène au minutage 51’00’’, « Maintenant ou Jamais (Now or Never) », enregistrement vidéo du spectacle, Youtube. En ligne, consulté le 14 avril 2021 : https://www.youtube.com/watch?v=AKMVT3xj1c0&ab_channel=guillaumeDutrieux.

21 Extrait d’un entretien semi-directif mené avec Guillaume Dutrieux, 12 septembre 2020, Paris.

22 Dossier de production du spectacle (V)îvre, op. cit., p. 7.

23 TOBIN Nancy, « Un metteur en scène en quête d’un concepteur sonore », Jeu, no.124, 2007, p. 96.

24 KIRCHBERG Irina et ROBERT Alexandre, op. cit., p. 12.

25 On peut voir cette mosaïque de papiers collés sur la toile du barnum sur la figure 1.

26 CORDIER Marine, « Le cirque contemporain entre rationalisation et quête d'autonomie », Sociétés contemporaines, vol.66, no.2, 2007, p. 46.

27 Enregistrement personnel, 17 octobre 2019, Brionne.

28 Rémi Sciuto est diplômé du Conservatoire national supérieur de Paris en saxophone jazz. Il joue au sein des groupes de jazz le Sacre du Tympan, le Caratini Jazz Ensemble et la Compagnie des musiques à Ouïr, et avec de nombreux artistes (http://www.caratini.com/jazz_ensemble/page4/page15/index.html). Il fonde son groupe, le Wildmimi Antigroove Syndicate et « rencontre le cirque grâce au spectacle Le fil sous la neige des Colporteurs » : voir le site en ligne, consulté le 4 mai 2021) dont il écrit et interprète la musique. Il se joint au collectif Cheptel Aleïkoum comme membre « satellite » et compose et interprète la musique du spectacle « Le Repas ». Le spectacle (V)îvre est sa première collaboration avec Circa Tsuïca.

29 On peut voir cette figure à 28’44’’, « Maintenant ou Jamais (Now or Never) », enregistrement vidéo du spectacle, Youtube. En ligne, consulté le 14 avril 2021 : https://www.youtube.com/watch?v=AKMVT3xj1c0&ab_channel=guillaumeDutrieux.

30 Dossier de production du spectacle (V)îvre, op. cit., p. 7.

31 Répétition publique d’une étape de travail venant clore une résidence de création.

32 JOURDAIN Anne, « Le rôle de la routine dans les processus de création artistique. Analyse du travail des artisans d’art », dans Irina Kirchberg et Alexandre Robert (dir.), op. cit., p. 39-54.

33 Issu du monde de la fanfare, la lyre (accessoire que l’on attache à un instrument de musique et dans lequel on insère une partition pour la faire tenir) peut être utilisée pour lire la musique en se déplaçant. Toutefois, dans le présent contexte, elle reste un outil temporaire dont il faudra tôt ou tard se départir.

34 LORTAT-JACOB Bertrand, « L’oreille jazz. Essai d’ethnomusicologie », Circuit, vol.14, n°1, 2003, p. 43–52.

35 BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1980 ; KIRCHBERG Irina, « Écouter la musique par corps. La socialisation de l’oreille en natation synchronisée », Culture & Musées, n°25, 2015, p. 95-114. L’apprentissage de la musique par corps est loin d’être exclusif au cirque, car l’apprentissage même d’un instrument de musique exige d’incorporer certaines aptitudes pour ne plus avoir à y réfléchir (par exemple, apprendre les notes et les doigtés correspondants).

36 WACQUANT Loïc, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone, Seconde édition revue et augmentée, p. 70.

37 Ce qui n’empêche pas que ces musiques puissent être appréciées selon d’autres critères.

38 Les négociations feront l’objet d’une analyse plus approfondie dans la thèse de l’auteur (en cours de réalisation).

39 LORTAT-JACOB Bertrand, op. cit., p. 47.

Pour citer cet article

Marc-Antoine Boutin, « Faire la musique à vélo », L'ethnographie, 5-6 | 2021, mis en ligne le 07 juin 2021, consulté le 23 avril 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=797

Marc-Antoine Boutin

Marc-Antoine Boutin mène une recherche doctorale en sociomusicologie (université de Montréal-OICRM et Sorbonne université-IReMus) sur les processus de création musicale au cirque contemporain. Il travaille actuellement au sein de l’Étude partenariale sur la médiation de la musique (EPMM-OICRM). Il est membre d’En Piste, regroupement national pour les arts du cirque (Canada), et du Collectif de chercheur-e-s en cirque (CCCirque). Il a co-organisé le colloque international « Quelles musiques pour la piste ? Musique au cirque de la fin du XVIIe siècle à nos jours » qui a eu lieu en février 2020 au Centre national des arts du cirque (actes à paraître).